Deux et deux font cinq | Page 9

Alphonse Allais
burlesques morceaux de sucre... Du sucre en grain.
--Voilà, monsieur.
--Pas, non plus, de ce sucre de la Havane qui empoisonne le tabac.
--Mais, monsieur...
--J'exige du sucre en grain des Barbades. C'est le seul qui convienne au
breuvage que je vais accomplir.
--Nous n'en avons pas d'autre que celui-là.
--Triste! Profondément triste! Enfin...
Et Cap jeta au fond de nos verres quelques cuillerées de sucre qu'il
arrosa d'un peu d'eau.
--Et maintenant, deux citrons!
--Voilà, monsieur.
Cap jeta un regard de profond mépris sur les citrons apportés.
--Deux autres citrons!
--Voilà, monsieur.

Ici, Cap entra dans une réelle fureur:
--Je vous demande deux autres citrons!... Entendez-vous? Deux autres
citrons! Deux autres! Non point two more, mais bien two other! Des
citrons autres! Vous me f...-là des limons de Sicile! alors que je rêve
uniquement de citrons provenant de l'île de Rhodes... Avez-vous des
citrons provenant de l'île de Rhodes?
--Pas pour le moment.
--Ah! c'est gai! Enfin...
Et Cap exprima dans nos verres le jus des limons de Sicile.
--Du gin, maintenant! Quel gin avez-vous?
--Du Anchor gin et du Old Tom gin.
--Du vrai Anchor?
--Du vrai.
--Du vrai Old Tom?
--Du vrai.
--Et du Young Charley gin? Est-ce que vous en avez?
--Je ne connais pas...
--Alors, vous ne connaissez rien. Enfin...
Et Cap, à chacun, nous versa une copieuse (ah! que copieuse!) rasade
de Old Tom gin.
--Remuons! ajouta-t-il.
À l'aide d'une longue cuiller, nous agitâmes ce début de mélange.

--De la glace, maintenant!
--Voilà, monsieur.
--De la glace, ça!
--Mais parfaitement, monsieur!
--D'où vient cette glace?
--De l'usine d'Auteuil, monsieur!
--L'usine d'Auteuil? Elle est peut-être admirablement outillée pour
fournir de l'eau bouillante à la population parisienne, mais elle n'a
jamais su le premier mot du frigorifisme. Vous pouvez aller lui dire de
ma part...
--Mais, monsieur!
--D'ailleurs, je ne connais qu'une glace vraiment digne de ce nom: celle
qu'on ramasse l'hiver dans la Barbotte!
--Ah!
--Oui, la Barbotte! La Barbotte est une petite rivière qui se jette dans le
Richelieu, lequel Richelieu se jette dans le Saint-Laurent... Et
savez-vous le nom de la petite ville qui se trouve au confluent du
Richelieu et du Saint-Laurent?
--Ma foi, monsieur...
--Ah! vous n'êtes pas calés en géographie, vous autres Européens! La
petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent
s'appelle Sorel... Et surtout, n'allez pas confondre Sorel en Canada avec
la très jolie et très séduisante Cécile Sorel ou avec Albert Sorel,
l'éminent et très aimable nouvel académicien! Jurez-moi de ne pas
confondre!
--Volontiers, monsieur!

--Alors, donnez-moi votre sale glace de l'usine d'Auteuil.
--Voilà, monsieur!
Et Cap mit en nos breuvages quelques factices ice-bergs.
--Vous n'avez plus, désormais, qu'à nous apporter deux bouteilles de
soda... Quel soda détenez-vous, ici?
--Mais... le meilleur! Du schweppes!
--Ah! Seigneur! Éloignez de moi ce calice! Du schweppes!...
Certainement, le schweppes n'est pas une marque dérisoire de soda,
mais auprès de celui que fabrique mon vieux old fellow Moonman de
Fall-River, le schweppes-soda n'est qu'un fangeux, saumâtre et
miasmatique breuvage!... Enfin... Donnez-nous tout de même du
schweppes!
--... Dit mon père, hugolâtrai-je.
C'était fait! Nous n'avions plus qu'à lamper notre drink, largement,
comme font les hommes libres, forts, rythmiques et qui ont la dalle en
pente...
... Quand le gérant eut l'à jamais regrettable idée de nous apporter des
chalumeaux.
La combativité de Cap n'en demandait pas davantage.
--Ça, des pailles! fit-il avec explosion.
--Mais, monsieur...
--Non, ça, ça n'est pas des pailles! C'est de la paille, et de la paille
périmée, sortant de dessous--saura-t-on jamais?--quelles innommables
vaches! Je n'ai point accoutumé à boire en des étables. En allons-nous,
mon ami, en allons-nous!
Cap jeta sur le marbre de la table une suffisante pièce de cent sous, et

nous partîmes vers le prochain mastroquet, où nous nous délectâmes à
la joie d'une chopine de vin blanc, un peu de gomme et un
demi-siphon!

CONTE DE NOËL
Ce matin-là, il n'y eut qu'un cri dans tout le Paradis:
--Le bon Dieu est mal luné aujourd'hui. Malheur à celui qui
contrarierait ses desseins!
L'impression générale était juste: le Créateur n'était pas à prendre avec
des pincettes.
À l'archange qui vint se mettre à sa disposition pour le service de la
journée, Il répondit sèchement:
--Zut! fichez-moi la paix!
Puis, Il passa nerveusement Sa main dans Sa barbe blanche,
s'affaissa--plutôt qu'il ne s'assit--sur Son trône d'or, frappa la nue d'un
pied rageur et s'écria:
--Ah! j'en ai assez de tous ces humains ridicules et de leur sempiternel
Noël, et de leurs sales gosses avec leurs sales godillots dans la
cheminée. Cette année, ils auront... la peau!
Il fallait que le Père Éternel fût fort en colère pour employer cette
triviale expression, Lui d'ordinaire si bien élevé.
--Envoyez-moi le bonhomme Noël, tout de suite! ajouta-t-Il.
Et comme personne ne bougeait:
--Eh bien! vous autres, ajouta
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