Deux et deux font cinq | Page 7

Alphonse Allais
la machine, ou plutôt les machines, dont je fus
émerveillé.
»Quelle puissance, mes chers amis, et quelle régularité!
»Comment ne point admirer ces monstres de force qui se laissent
mener avec la docilité du mouton et l'exactitude du chronomètre?
»Nous étions guidés dans ces merveilleux labyrinthes par le

chef-mécanicien lui-même, M. François (François est seulement son
prénom, mais son nom est un nom alsacien extrêmement difficile à
retenir). M. François nous expliqua avec une bonne grâce, une lucidité
d'esprit et un rare bonheur d'expressions, ce que c'est que la vapeur.
»Avez-vous vu bouillir de l'eau?
»Il s'en échappe une sorte de buée qui se dissipe dans l'air. Eh bien!
cette buée-là, c'est la vapeur.
»Répandue dans l'air libre, elle n'a aucune force.
»Mais si vous la contraignez à passer dans un espace restreint, oh! alors,
elle acquiert une excessive puissance d'extension, et elle met tout en
oeuvre pour s'échapper de ce milieu confiné.
»C'est cette propriété que les ingénieurs utilisent pour faire marcher
leurs machines.
»Et, à ce propos, une remarque assez intéressante.
»Les Anglais dénomment leurs mécaniciens engineers, mot qui, à la
prononciation, ressemble à notre mot ingénieur.
»Ingénieur dérive évidemment du mot latin ingenium, qui signifie
génie. C'est d'autant plus vrai que le génie est le mot qui sert à désigner
la profession des ingénieurs.
»Engineer vient de engine, machine, la traduction de notre mot engin.
»Il serait assez piquant de déterminer le degré de cousinage linguistique
entre ingénieur et engineer.
»Jules Lemaître a peut-être son idée là-dessus.
»Mais me voilà loin de la vapeur.
»J'y reviens.

»Les machines à vapeur consistent en de l'eau qu'on fait chauffer dans
de gros tubes sur un bon feu de charbon de terre.
»La buée de cette eau est amenée dans une sorte de cylindre où se meut
un piston.
»Elle pousse ce piston jusqu'au bout du cylindre.
»Alors, à ce moment, grâce à un mécanisme extrêmement ingénieux, la
vapeur passe de l'autre côté du piston qu'elle repousse à l'autre bout du
cylindre.
»Et ainsi de suite.
»Il résulte de ce va-et-vient du piston un mouvement alternatif qu'on
transforme, par d'habiles stratagèmes, en mouvements rotatoires de
roues ou d'hélices.
»Tout cela est très simple, comme vous voyez, mais il fallait le trouver.
»L'éternelle histoire de la brouette qui fut invantée par Descartes (sic).
* * * * *
«FRANCISQUE SARCEY.»
L'espace restreint, comme dit notre oncle, dont je dispose, me force à
n'insérer point l'éloquente à la fois et bonhomme péroraison de cette
chronique.
Je le regrette surtout pour vous, pauvres lecteurs!

L'ACIDE CARBONIQUE
C'était un vendredi soir, le dernier jour que je passais en Amérique, peu
d'heures avant de m'embarquer, car la Touraine partait dans la nuit, à
trois heures.

À une table voisine de celle où je dînais, dînaient aussi deux dames, ou
plutôt, comme je l'appris par la suite, deux jeunes filles, dont une
vieille.
Ou même, pour être plus précis, une miss et une demoiselle.
La miss était Américaine, jeune et très gentille. La demoiselle était
Française, entre deux âges, et plutôt vilaine.
La miss avait, entre autres charmes, deux grands yeux noirs très à la
rigolade. La demoiselle s'agrémentait de deux drôles de petits yeux tout
ronds, de véritables yeux d'outarde (Bornibus).
Toutes deux parlaient français, la demoiselle très correctement (parbleu!
c'est une institutrice); la miss avec un accent et des tournures de phrases
d'un comique ahurissant.
Je prêtai l'oreille...
(Je prête assez volontiers l'oreille, fâcheuse habitude, car, un de ces
jours, on ne me la rendra pas, et je serai bien avancé!)
Ô joie! Ces deux dames parlaient de la Touraine en termes qui ne
laissaient aucun doute... J'allais les avoir comme compagnes de route.
Toute une semaine à voir, plusieurs fois par jour, les grands yeux noirs
très à la rigolade de la petite miss!
Tout de suite, j'espérai qu'on enverrait la vieille outarde au lit, de bonne
heure, alors que, très tard, la petite miss et moi nous dirions des bêtises
dans les coins.
Cependant, se poursuivait la conversation des deux dames.
L'outarde était d'avis qu'on allât tout de suite après dîner au paquebot et
qu'on se couchât bien tranquillement.
Miss Minnie (car enfin, voilà deux heures que je vous parle de cette
jeune fille sans vous la présenter), miss Minnie disait d'un air résolu:

--Oh! pas tout de suite, coucher! Allons faire une petite tour avant
embarquer!
--On ne dit pas une petite tour, mais on dit un petit tour.
--Pourtant on dit la tour Eiffel.
--Ce n'est pas la même chose. Dans le sens de monument, tour est du
féminin; dans le sens de promenade, ce mot est masculin.
Les questions de philologie m'ont toujours passionné, et je crois détenir,
en cette partie, quelques records.
--Pardon, mademoiselle, intervins-je, la règle que vous venez de
formuler n'est pas sans exception. Tour, dans le sens du
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