Derniers Contes | Page 6

Edgar Allan Poe
la demoiselle verte, alignés tout autour de la bête en deux rangées l'une au-dessus de l'autre, et parallèles à la bande rouge-sang, qui semblait jouer le r?le d'un sourcil. Deux ou trois de ces terribles yeux étaient plus larges que les autres, et avaient l'aspect de l'or massif.
?Le mouvement extrêmement rapide avec lequel cette bête s'approchait de nous devait être entièrement l'effet de la sorcellerie--car elle n'avait ni nageoires comme les poissons, ni palmures comme les canards, ni ailes comme la coquille de mer, qui flotte à la manière d'un vaisseau: elle ne se tordait pas non plus comme font les anguilles. Sa tête et sa queue étaient de forme parfaitement semblable, sinon que près de la dernière se trouvaient deux petits trous qui servaient de narines, et par lesquels le monstre soufflait son épaisse haleine avec une force prodigieuse et un vacarme fort désagréable.
?La vue de cette hideuse bête nous causa une grande terreur; mais notre étonnement fut encore plus grand que notre peur, quand, la considérant de plus près, nous aper??mes sur son dos une multitude d'animaux à peu près de la taille et de la forme humaines, et ressemblant parfaitement à des hommes, sinon qu'ils ne portaient pas (comme les hommes) des vêtements, la nature, sans doute, les ayant pourvus d'une espèce d'accoutrement laid et incommode, qui s'ajustait si étroitement à la peau qu'il rendait ces pauvres malheureux ridiculement gauches, et semblait les mettre à la torture. Le sommet de leurs têtes était surmonté d'une espèce de bo?tes carrées; à première vue je les pris pour des turbans, mais je découvris bient?t qu'elles étaient extrêmement lourdes et massives, d'où je conclus qu'elles étaient destinées, par leur grand poids, à maintenir les têtes de ces animaux fermes et solides sur leurs épaules. Autour de leurs cous étaient attachés des colliers noirs (signes de servitude sans doute) semblables à ceux de nos chiens, seulement beaucoup plus larges et infiniment plus raides--de telle sorte qu'il était tout à fait impossible à ces pauvres victimes de mouvoir leurs têtes dans une direction quelconque sans mouvoir le corps en même temps; ils étaient ainsi condamnés à la contemplation perpétuelle de leurs nez,--contemplation prodigieusement, sinon désespérément bornée et abrutissante.
?Quand le monstre eut presque atteint le rivage où nous étions, il projeta tout à coup un de ses yeux à une grande distance, et en fit sortir un terrible jet de feu, accompagné d'un épais nuage de fumée, et d'un fracas que je ne puis comparer qu'au tonnerre. Lorsque la fumée se fut dissipée, nous v?mes un de ces singuliers animaux-hommes debout près de la tête de l'énorme bête, une trompette à la main; il la porta à sa bouche et en émit à notre adresse des accents retentissants, durs et désagréables que nous aurions pu prendre pour un langage articulé, s'ils n'étaient pas entièrement sortis du nez.
?Comme c'était évidemment à moi qu'il s'adressait, je fus fort embarrassé pour répondre, n'ayant pu comprendre un tra?tre mot de ce qui avait été dit. Dans cet embarras, je me tournai du c?té du crocheteur, qui s'évanouissait de peur près de moi, et je lui demandai son opinion sur l'espèce de monstre à qui nous avions affaire, sur ce qu'il voulait, et sur ces créatures qui fourmillaient sur son dos. A quoi le crocheteur répondit, aussi bien que le lui permettait sa frayeur, qu'il avait en effet entendu parler de ce monstre marin; que c'était un cruel démon, aux entrailles de soufre, et au sang de feu, créé par de mauvais génies pour faire du mal à l'humanité; que ces créatures qui fourmillaient sur son dos étaient une vermine, semblable à celle qui quelquefois tourmente les chats et les chiens, mais un peu plus grosse et plus sauvage; que cette vermine avait son utilité, toute pernicieuse, il est vrai: la torture que causaient à la bête ses piq?res et ses morsures l'excitait à ce degré de fureur qui lui était nécessaire pour rugir et commettre le mal, et accomplir ainsi les desseins vindicatifs et cruels des mauvais génies.
?Ces explications me déterminèrent à prendre mes jambes à mon cou, et sans même regarder une fois derrière moi, je me mis à courir de toutes mes forces à travers les collines, tandis que le crocheteur se sauvait aussi vite dans une direction opposée, emportant avec lui mes ballots, dont il eut, sans doute, le plus grand soin: cependant je ne saurais rien assurer à ce sujet, car je ne me souviens pas de l'avoir jamais revu depuis.
?Quant à moi, je fus si chaudement poursuivi par un essaim des hommes-vermine (ils avaient gagné le rivage sur des barques) que je fus bient?t pris, et conduit pieds et poings liés, sur la bête, qui se remit immédiatement à nager au large.
?Je me repentis alors amèrement d'avoir fait la folie de quitter
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