Derniers Contes | Page 8

Edgar Allan Poe
fit le roi.
«Après avoir quitté cette côte, nous rencontrâmes un pays où la nature des choses
semblait renversée--nous y vîmes un grand lac, au fond duquel, à plus de cent pieds
au-dessous de la surface de l'eau, poussait en plein feuillage une forêt de grands arbres
florissants[8].»
«Hoo!» dit le roi.
«A quelque cent milles plus loin, nous entrâmes dans un climat où l'atmosphère était si
dense que le fer ou l'acier pouvaient s'y soutenir absolument comme des plumes dans la
nôtre[9].»

«Balivernes!» dit le roi.
«Suivant toujours la même direction, nous arrivâmes à la plus magnifique région du
monde. Elle était arrosée des méandres d'une glorieuse rivière sur une étendue de
plusieurs milliers de milles. Cette rivière était d'une profondeur indescriptible, et d'une
transparence plus merveilleuse que celle de l'ambre. Elle avait de trois à six milles de
large, et ses berges qui s'élevaient de chaque côté à une hauteur perpendiculaire de douze
cents pieds étaient couronnées d'arbres toujours verdoyants et de fleurs perpétuelles au
suave parfum qui faisaient de ces lieux un somptueux jardin; mais cette terre plantureuse
s'appelait le royaume de l'Horreur, et on ne pouvait y entrer sans y trouver la mort[10].»
«Ouf!» dit le roi.
«Nous quittâmes ce royaume en toute hâte, et quelques jours après, nous arrivâmes à
d'autres bords, où nous fûmes fort étonnés de voir des myriades d'animaux monstrueux
portant sur leurs têtes des cornes qui ressemblaient à des faux. Ces hideuses bêtes se
creusent de vastes cavernes dans le sol en forme d'entonnoir, et en entourent l'entrée
d'une ligne de rocs entassés l'un sur l'autre de telle sorte qu'ils ne peuvent manquer de
tomber instantanément, quand d'autres animaux s'y aventurent; ceux-ci se trouvent ainsi
précipités dans le repaire du monstre, où leur sang est immédiatement sucé, après quoi
leur carcasse est dédaigneusement lancée à une immense distance de la «caverne de la
mort[11].»
«Peuh!» dit le roi.
«Continuant notre chemin, nous vîmes un district abondant en végétaux, qui ne
poussaient pas sur le sol, mais dans l'air[12]. Il y en avait qui naissaient de la substance
d'autres végétaux[13]; et d'autres qui empruntaient leur propre substance aux corps
d'animaux vivants[14]. Puis d'autres encore tout luisants d'un feu intense[15]; d'autres qui
changeaient de place à leur gré[16]; mais, chose bien plus merveilleuse encore, nous
découvrîmes des fleurs qui vivaient, respiraient et agitaient leurs membres à volonté, et
qui, bien plus, avaient la détestable passion de l'humanité pour asservir d'autres créatures,
et les confiner dans d'horribles et solitaires prisons jusqu'à ce qu'elles eussent rempli une
tâche fixée[17].»
«Bah!» dit le roi.
«Après avoir quitté ce pays, nous arrivâmes bientôt à un autre, où les oiseaux ont une
telle science et un tel génie en mathématiques, qu'ils donnent tous les jours des leçons de
géométrie aux hommes les plus sages de l'empire. Le roi ayant offert une récompense
pour la solution de deux problèmes très difficiles, ils furent immédiatement résolus--l'un,
par les abeilles, et l'autre par les oiseaux; mais comme le roi garda ces solutions secrètes,
ce ne fut qu'après les plus profondes et les plus laborieuses recherches, et une infinité de
gros livres écrits pendant une longue série d'années, que les Mathématiciens arrivèrent
enfin aux mêmes solutions qui avaient été improvisées par les abeilles et par les
oiseaux[18].»
«Oh! oh!» dit le roi.
«A peine avions nous perdu de vue cette contrée, qu'une autre s'offrit à nos yeux. De ses
bords s'étendit sur nos têtes un vol d'oiseaux d'un mille de large, et de deux cent quarante
milles de long; si bien que tout en faisant un mille à chaque minute, il ne fallut pas à cette
bande d'oiseaux moins de quatre heures pour passer au dessus de nous; il y avait bien
plusieurs millions de millions d'oiseaux[19].
«Oh!» dit le roi.

«Nous n'étions pas plus tôt délivrés du grand ennui que nous causèrent ces oiseaux que
nous fûmes terrifiés par l'apparition d'un oiseau d'une autre espèce, infiniment plus grand
que les corbeaux que j'avais rencontrés dans mes premiers voyages; il était plus gros que
le plus vaste des dômes de votre sérail, ô le plus magnifique des califes! Ce terrible
oiseau n'avait pas de tête visible, il était entièrement composé de ventre, un ventre
prodigieusement gras et rond, d'une substance molle, poli, brillant, et rayé de diverses
couleurs. Dans ses serres le monstre portait à son aire dans les cieux une maison dont il
avait fait sauter le toit, et dans l'intérieur de laquelle nous aperçûmes distinctement des
êtres humains, en proie sans doute au plus affreux désespoir en face de l'horrible destin
qui les attendait. Nous fimes tout le bruit possible dans l'espérance d'effrayer l'oiseau et
de lui faire lâcher sa proie; mais il se contenta de pousser une espèce de ronflement de
rage, et laissa tomber sur nos têtes un sac pesant
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