Derniers Contes | Page 9

Edgar Allan Poe
que nous trouvâmes rempli de sable.»
«Sornettes!» dit le roi.
«Aussitôt après cette aventure, nous remontâmes un continent d'une immense étendue et
d'une solidité prodigieuse, et qui cependant était entièrement porté sur le dos d'une vache
bleu de ciel qui n'avait pas moins de quatre cents cornes[20].»
«Cela, je le crois,» dit le roi, «parce que j'ai lu quelque chose de semblable dans un
livre.»
«Nous passâmes immédiatement sous ce continent (en nageant entre les jambes de la
vache) et quelques heures après nous nous trouvâmes dans une merveilleuse contrée, et
l'homme-animal m'informa que c'était son pays natal, habité par des êtres de son espèce.
Cette révélation fit grandement monter l'homme-animal dans mon estime, et je
commençai à éprouver quelque honte de la dédaigneuse familiarité avec laquelle je
l'avais traité; car je découvris que les animaux-hommes étaient en général une nation de
très puissants magiciens qui vivaient avec des vers dans leurs cervelles[21]; ces vers, sans
doute, servaient à stimuler par leurs tortillements et leurs frétillements les plus
miraculeux efforts de l'imagination.
«Balivernes!» dit le roi.
«Ces magiciens avaient apprivoisé plusieurs animaux de la plus singulière espèce; par
exemple, il y avait un énorme cheval dont les os étaient de fer, et le sang de l'eau
bouillante. En guise d'avoine, il se nourrissait habituellement de pierres noires; et
cependant, en dépit d'un si dur régime, il était si fort et si rapide qu'il pouvait traîner un
poids plus lourd que le plus grand temple de cette ville, et avec une vitesese surpassant
celle du vol de la plupart des oiseaux[22].»
«Sornettes!» dit le roi.
«Je vis aussi chez ce peuple une poule sans plumes, mais plus grosse qu'un chameau; au
lieu de chair et d'os elle était faite de fer et de brique: son sang, comme celui du cheval,
(avec qui du reste elle avait beaucoup de rapport) était de l'eau bouillante, et comme lui
elle ne mangeait que du bois ou des pierres noires. Cette poule produisait souvent une
centaine de petits poulets dans un jour, et ceux-ci après leur naissance restaient plusieurs
semaines dans l'estomac de leur mère[23].»
«Inepte!» dit le roi.
«Un des plus grands magiciens de cette nation inventa un homme composé de cuivre, de
bois et de cuir, et le doua d'un génie tel qu'il aurait battu aux échecs toute la race humaine
à l'exception du grand calife Haroun Al-Raschid[24]. Un autre construisit (avec les
mêmes matériaux) une créature capable de faire rougir de honte le génie même de celui

qui l'avait inventée; elle était douée d'une telle puissance de raisonnement, qu'en une
seconde elle exécutait des calculs, qui auraient demandé les efforts combinés de
cinquante mille hommes de chair et d'os pendant une année[25]. Un autre plus prodigieux
encore s'était fabriqué une créature qui n'était ni homme ni bête, mais qui avait une
cervelle de plomb mêlée d'une matière noire comme de la poix, et des doigts dont elle se
servait avec une si grande rapidité et une si incroyable dextérité qu'elle aurait pu sans
peine écrire douze cents copies du Coran en une heure; et cela avec une si exacte
précision, qu'on n'aurait pu trouver entre toutes ces copies une différence de l'épaisseur
du plus fin cheveu. Cette créature jouissait d'une force prodigieuse, au point d'élever ou
de renverser de son souffle les plus puissants empires; mais ses forces s'exerçaient
également pour le mal comme pour le bien.»
«Ridicule!» dit le roi.
«Parmi ces nécromanciens, il y en avait un qui avait dans ses veines le sang des
salamandres; il ne se faisait aucun scrupule de s'asseoir et de fumer son chibouc dans un
four tout rouge en attendant que son dîner y fût parfaitement cuit[26]. Un autre avait la
faculté de changer les métaux vulgaires en or, sans même les surveiller pendant
l'opération[27]. Un autre était doué d'une telle délicatesse du toucher, qu'il avait fait un fil
de métal si fin qu'il était invisible[28]. Un autre avait une telle rapidité de perception qu'il
pouvait compter les mouvements distincts d'un corps élastique vibrant avec la vitesse de
neuf cents millions de vibrations en une seconde[29].»
«Absurde!» dit le roi.
«Un autre de ces magiciens, au moyen d'un fluide que personne n'a jamais vu, pouvait
faire brandir les bras à ses amis, leur faire donner des coups de pied, les faire lutter, ou
danser à sa volonté[30]. Un autre avait donné à sa voix une telle étendue qu'il pouvait se
faire entendre d'un bout de la terre à l'autre[31]. Un autre avait un bras si long qu'il
pouvait, assis à Damas, rédiger une lettre à Bagdad, ou à quelque distance que ce fût[32].
Un autre ordonnait à l'éclair de descendre du ciel, et l'éclair descendait à son ordre, et une
fois descendu, lui servait de jouet. Un autre de deux sons retentissants réunis faisait un
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