Derniers Contes | Page 4

Edgar Allan Poe
dicton.)
J'eus dernièrement l'occasion dans le cours de mes recherches Orientales, de consulter le
Tellmenow Isitsoornot, ouvrage à peu près aussi inconnu, même en Europe, que le Zohar
de Siméon Jochaïdes, et qui, à ma connaissance, n'a jamais été cité par aucun auteur
américain, excepté peut-être par l'auteur des _Curiosités de la Littérature américaine_. En
parcourant quelques pages de ce très remarquable ouvrage, je ne fus pas peu étonné d'y
découvrir que jusqu'ici le monde littéraire avait été dans la plus étrange erreur touchant la
destinée de la fille du vizir, Schéhérazade, telle qu'elle est exposée dans les Nuits Arabes,
et que le _dénoûment_, s'il ne manque pas totalement d'exactitude dans ce qu'il raconte, a
au moins le grand tort de ne pas aller beaucoup plus loin.
Le lecteur, curieux d'être pleinement informé sur cet intéressant sujet, devra recourir à
l'Isitsoornot lui-même; mais on me pardonnera de donner un sommaire de ce que j'y ai
découvert.

On se rappellera que, d'après la version ordinaire des Nuits Arabes, un certain monarque,
ayant d'excellentes raisons d'être jaloux de la reine son épouse, non seulement la met à
mort, mais jure par sa barbe et par le prophète d'épouser chaque nuit la plus belle vierge
de son royaume, et de la livrer le lendemain matin à l'exécuteur.
Après avoir pendant plusieurs années accompli ce voeu à la lettre, avec une religieuse
ponctualité et une régularité méthodique, qui lui valurent une grande réputation d'homme
pieux et d'excellent sens, une après-midi il fut interrompu (sans doute dans ses prières)
par la visite de son grand vizir, dont la fille, paraît-il, avait eu une idée.
Elle s'appelait Schéhérazade, et il lui était venu en idée de délivrer le pays de cette taxe
sur la beauté qui le dépeuplait, ou, à l'instar de toutes les héroïnes, de périr elle-même à la
tâche.
En conséquence, et quoique ce ne fût pas une année bissextile (ce qui rend le sacrifice
plus méritoire), elle députa son père, grand vizir, au roi, pour lui faire l'offre de sa main.
Le roi l'accepta avec empressement: (il se proposait bien d'y venir tôt ou tard, et il ne
remettait de jour en jour que par crainte du vizir) mais tout en l'acceptant, il eut soin de
faire bien comprendre aux intéressés, que, pour grand vizir ou non, il n'avait pas la
moindre intention de renoncer à un iota de son voeu ou de ses privilèges. Lors donc que
la belle Schéhérazade insista pour épouser le roi, et l'épousa réellement en dépit des
excellents avis de son père, quand, dis-je, elle l'épousa bon gré mal gré, ce fut avec ses
beaux yeux noirs aussi ouverts que le permettait la nature des circonstances.
Mais, paraît-il, cette astucieuse demoiselle (sans aucun doute elle avait lu Machiavel)
avait conçu un petit plan fort ingénieux.
La nuit du mariage, je ne sais plus sous quel spécieux prétexte, elle obtint que sa soeur
occuperait une couche assez rapprochée de celle du couple royal pour permettre de
converser facilement de lit à lit; et quelque temps avant le chant du coq elle eut soin de
réveiller le bon monarque, son mari (qui du reste n'était pas mal disposé à son endroit,
quoiqu'il songeât à lui tordre le cou au matin)--elle parvint, dis-je, à le réveiller (bien que,
grâce à une parfaite conscience et à une digestion facile, il fût profondément endormi) par
le vif intérêt d'une histoire (sur un rat et un chat noir, je crois), qu'elle racontait à voix
basse, bien entendu à sa soeur. Quand le jour parut, il arriva que cette histoire n'était pas
tout à fait terminée, et que Schéhérazade naturellement ne pouvait pas l'achever, puisque,
le moment était venu de se lever pour être étranglée--ce qui n'est guère plus plaisant que
d'être pendu, quoique un tantinet plus galant.
Cependant la curiosité du roi, plus forte (je regrette de le dire) que ses excellents
principes religieux mêmes, lui fit pour cette fois remettre l'exécution de son serment
jusqu'au lendemain matin, dans l'espérance d'entendre la nuit suivante comment finirait
l'histoire du chat noir (oui, je crois que c'était un chat noir) et du rat.
La nuit venue, madame Schéhérazade non seulement termina l'histoire du chat noir et du
rat (le rat était bleu), mais sans savoir au juste où elle en était, se trouva profondément
engagée dans un récit fort compliqué où il était question (si je ne me trompe) d'un cheval
rose (avec des ailes vertes), qui donnant tête baissée dans un mouvement d'horlogerie, fut
blessé par une clef indigo. Cette histoire intéressa le roi plus vivement encore que la
précédente; et le jour ayant paru avant qu'elle fût terminée (malgré tous les efforts de la
reine pour la finir à temps) il fallut encore remettre la cérémonie à vingt-quatre heures. La
nuit suivante, même accident et
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