Derniers Contes | Page 3

Edgar Allan Poe
s'empêcher de déclarer qu'il était bien
comme il faut. Ce n'était ni sa longueur, ni sa largeur--mais sa hauteur!--ah! c'était
quelque chose d'effrayant!--Il n'y avait pas de plafond--pas l'ombre d'un plafond--mais
une masse épaisse de nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grâce
regardait en l'air, la tête lui tourna. D'en haut pendait une chaîne d'un métal inconnu,
rouge-sang, dont l'extrémité supérieure se perdait, comme la ville de Boston, parmi les
nues. A son extrémité inférieure, se balançait un large fanal. Le Duc le prit pour un rubis;
mais ce rubis versait une lumière si intense, si immobile, si terrible! une lumière telle que
la Perse n'en avait jamais adoré--que le Guèbre n'en avait jamais imaginé--que le
Musulman n'en avait jamais rêvé--quand, saturé d'opium, il se dirigeait en chancelant
vers son lit de pavots, s'étendait le dos sur les fleurs, et la face tournée vers le Dieu
Apollon. Le Duc murmura un léger juron, décidément approbateur.
Les coins de la chambre s'arrondissaient en niches. Trois de ces niches étaient remplies
par des statues de proportions gigantesques. Grecques par leur beauté, Egyptiennes par
leur difformité, elles formaient un ensemble bien français. Dans la quatrième niche, la
statue était voilée; elle n'était pas colossale. Elle avait une cheville effilée, des sandales
aux pieds. De l'Omelette mit sa main sur son coeur, ferma les yeux, les leva, et poussa du
coude sa Majesté Satanique--en rougissant.
Mais les peintures!--Cypris! Astarté! Astoreth! elles étaient mille et toujours la même! Et
Raphaël les avait vues! Oui, Raphaël avait passé par là; car n'avait-il pas peint la---? et
par conséquent n'était-il pas damné?--Les peintures! Les peintures! O luxure! O
amour!--Qui donc, à la vue de ces beautés défendues, pourrait avoir des yeux pour les
délicates devises des cadres d'or qui étoilaient les murs d'hyacinthe et de porphyre?
Mais le Duc sent défaillir son coeur. Ce n'est pas, comme on pourrait le supposer, la
magnificence qui lui donne le vertige; il n'est point ivre des exhalaisons extatiques de ces
innombrables encensoirs. _Il est vrai que tout cela lui a donné à penser--mais!_ Le Duc
de l'Omelette est frappé de terreur; car, à travers la lugubre perspective que lui ouvre une
seule fenêtre sans rideaux, là! flamboie la lueur du plus spectral de tous les feux!
_Le pauvre Duc!_ Il ne put s'empêcher de reconnaître que les glorieuses, voluptueuses et

éternelles mélodies qui envahissaient la salle, transformées en passant à travers l'alchimie
de la fenêtre enchantée, n'étaient que les plaintes et les hurlements des désespérés et des
damnés! Et là! oui, là! sur cette ottomane!--qui donc pouvait-ce être?--lui, le
_petit-maître_--non, la Divinité!--assise et comme sculptée dans le marbre, et qui sourit
avec sa figure pâle si _amèrement_!
_Mais il faut agir_--c'est-à-dire, un Français ne perd jamais complètement la tête. Et puis,
sa Grâce avait horreur des scènes. De l'Omelette redevient lui-même. Il y avait sur une
table plusieurs fleurets et quelques épées. Le Duc a étudié l'escrime sous B.....--_Il avait
tué ses six hommes._ Le voilà sauvé. Il mesure deux épées, et avec une grâce inimitable,
il offre le choix à sa Majesté.--Horreur! sa Majesté ne fait pas d'armes!
_Mais elle joue?_ Quelle heureuse idée! Sa Grâce a toujours une excellente mémoire. Il a
étudié à fond le «Diable» de l'abbé Gaultier. Or il y est dit «_que le Diable n'ose pas
refuser une partie d'écarté._»
Oui, mais les chances! les chances!--Désespérées, sans doute; mais à peine plus
désespérées que le Duc. Et puis, n'était-il pas dans le secret? N'avait-il pas écrémé le père
Le Brun? N'était-il pas membre du Club Vingt-un? «Si je perds, se dit-il, _je serai deux
fois perdu_--je serai deux fois damné--_voilà tout!_ (Ici sa Grâce haussa les épaules). _Si
je gagne, je retournerai à mes ortolans--que les cartes soient préparées!_»
Sa Grâce était tout soin, tout attention--sa Majesté tout abandon. A les voir, on les eût
pris pour François et Charles. Sa Grâce ne pensait qu'à son jeu; sa Majesté ne pensait pas
du tout. Elle battit; le Duc coupa.
Les cartes sont données. L'atout est tourné;--c'est--c'est--le Roi! Non--c'était la Reine. Sa
Majesté maudit son costume masculin. De l'Omelette mit sa main sur son coeur.
Ils jouent. Le Duc compte. Il n'est pas à son aise. Sa Majesté compte lourdement, sourit et
prend un coup de vin. Le Duc escamote une carte.
«_C'est à vous à faire_», dit sa Majesté, coupant. Sa Grâce s'incline, donne les cartes et se
lève de table _en présentant le Roi_.
Sa Majesté parut chagrinée.
Si Alexandre n'avait pas été Alexandre, il eût voulu être Diogène. Le Duc, en prenant
congé de son adversaire, lui assura «_que s'il n'avait pas été De l'Omelette, il eût
volontiers consenti à être le Diable._»

LE MILLE ET DEUXIÈME CONTE DE SCHÉHÉRAZADE
«_La vérité est plus étrange que la fiction._» (Vieux
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