De léducation dun homme sauvage | Page 6

Jean Itard
droit d'arracher un enfant à une vie libre et

innocente, pour l'envoyer mourir d'ennui dans un hospice, et y expier le
malheur d'avoir trompé la curiosité publique. Je crus qu'il existait un
parti plus simple et sur-tout plus humain; c'était d'user envers lui de
bons traitemens et de beaucoup de condescendance pour ses goûts et
ses inclinations. Madame Guérin, à qui l'administration a confié la
garde spéciale de cet enfant, s'est acquitté et s'acquitte encore de cette
tâche pénible avec toute la patience d'une mère et l'intelligence d'une
institutrice éclairée. Loin de contrarier ses habitudes, elle a su, en
quelque sorte, composer avec elles, et remplir par-là l'objet de cette
première indication.
Pour peu que l'on voulût juger de la vie passée de cet enfant par ses
dispositions actuelles, on voyait évidemment qu'à l'instar de certains
sauvages des pays chauds, celui-ci ne connaissait que ces quatre choses:
dormir, manger, ne rien faire, et courir les champs. Il fallut donc le
rendre heureux à sa manière, en le couchant à la chûte du jour, en lui
fournissant abondamment des alimens de son goût, en respectant son
indolence, et en l'accompagnant dans ses promenades, ou plutôt dans
ses courses en plein air, et cela quelque tems qu'il pût faire. Ces
incursions champêtres paraissaient même lui être plus agréables, quand
il survenait dans l'atmosphère un changement brusque et violent: tant il
est vrai que dans quelque condition qu'il soit, l'homme est avide de
sensations nouvelles. Ainsi, par exemple, quand on observait celui-ci
dans l'intérieur de sa chambre, on le voyait se balançant avec une
monotonie fatigante, diriger constamment ses yeux vers la croisée, et
les promener tristement dans le vague de l'air extérieur. Si alors un vent
orageux venait à souffler, si le soleil caché derrière les nuages se
montrait tout-à-coup éclairant plus vivement l'atmosphère, c'était de
bruyans éclats de rire, une joie presque convulsive, pendant laquelle
toutes ses inflexions, dirigées d'arrière en avant, ressemblaient
beaucoup à une sorte d'élan qu'il aurait voulu prendre pour franchir la
croisée et se précipiter dans le jardin. Quelquefois, au lieu de ces
mouvemens joyeux, c'était une espèce de rage frénétique; il se tordait
les bras, s'appliquait les poings fermés sur les yeux, faisait entendre des
grincemens de dents, et devenait dangereux pour ceux qui étaient
auprès de lui.

Un matin qu'il tombait abondamment de la neige et qu'il était encore
couché, il pousse un cri de joie en s'éveillant, quitte le lit, court à la
fenêtre, puis à la porte, va, vient avec impatience de l'une à l'autre,
s'échappe à moitié habillé, et gagne le jardin. Là, faisant éclater sa joie
par les cris les plus perçans, il court, se roule dans la neige, et la
ramassant par poignées, s'en repaît avec une incroyable avidité.
Mais ce n'était pas toujours d'une manière aussi vive et aussi bruyante
que se manifestaient ses sensations, à la vue de ces grands effets de la
Nature. Il est digne de remarque, que dans certains cas elles
paraissaient emprunter l'expression calme du regret et de la mélancolie:
conjecture bien hasardée, et bien opposée sans doute aux opinions des
métaphysiciens, mais dont on ne pouvait se défendre quand on
observait avec soin et dans quelques circonstances ce jeune infortuné.
Ainsi, lorsque la rigueur du tems chassait tout le monde du jardin,
c'était le moment qu'il choisissait pour y descendre. Il en faisait
plusieurs fois le tour, et finissait par s'asseoir sur le bord du bassin. Je
me suis souvent arrêté pendant des heures entières et avec un plaisir
indicible, à l'examiner dans cette situation; à voir comme tous ces
mouvemens spasmodiques et ce balancement continuel de tout son
corps diminuaient, s'appaisaient par degrés, pour faire place à une
attitude plus tranquille; et comme insensiblement sa figure,
insignifiante ou grimacière, prenait un caractère bien prononcé de
tristesse ou de rêverie mélancolique, à mesure que ses yeux
s'attachaient fixément sur la surface de l'eau, et qu'il y jetait lui-même,
de tems en tems, quelques débris de feuilles desséchées.--Lorsque,
pendant la nuit et par un beau clair de lune, les rayons de cet astre
venaient à pénétrer dans sa chambre, il manquait rarement de s'éveiller
et de se placer devant la fenêtre. Il restait là, selon le rapport de sa
gouvernante, pendant une partie de la nuit, debout, immobile, le col
tendu, les yeux fixés vers les campagnes éclairées par la lune, et livré à
une sorte d'extase contemplative, dont l'immobilité et le silence
n'étaient interrompus que par une inspiration très élevée, qui revenait à
de longs intervalles, et qu'accompagnait presque toujours un petit son
plaintif.--Il eût été aussi inutile qu'inhumain de vouloir contrarier ces
dernières habitudes, et il entrait même dans mes vues de les associer à
sa nouvelle existence, pour la lui rendre plus agréable. Il n'en était pas

ainsi de celles qui avaient le désavantage
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