trois à quelque distance de l'épaule droite,
quatre à la circonférence du pubis, une sur la fesse gauche, trois à une
jambe et deux à l'autre; ce qui fait en somme vingt-trois cicatrices, dont
les unes paraissent appartenir à des morsures d'animaux et les autres à
des déchirures, à des écorchures plus ou moins larges, plus ou moins
profondes; témoignages nombreux et ineffaçables du long et total
abandon de cet infortuné, et qui, considérés sous un point de vue plus
général et plus philosophique, déposent autant contre la faiblesse et
l'insuffisance de l'homme livré seul à ses propres moyens, qu'en faveur
des ressources de la nature, qui, selon des lois en apparence
contradictoires, travaille ouvertement à réparer et à conserver ce qu'elle
tend sourdement à détériorer et à détruire. Qu'on joigne à tous ces faits
déduits de l'observation, ceux non moins authentiques qu'ont déposés
les habitans des campagnes, voisines du bois où cet enfant a été trouvé,
et l'on saura que dans les premiers jours qui suivirent son entrée dans la
société, il ne se nourrissait que de glands, de pommes de terre et de
châtaignes crues; qu'il ne rendait aucune espèce de son; que malgré la
surveillance la plus active, il parvint plusieurs fois à s'échapper; qu'il
manifesta d'abord beaucoup de répugnance à coucher dans un lit, etc.:
l'on saura sur-tout qu'il avait été vu plus de cinq ans auparavant
entièrement nud et fuyant à l'approche des hommes[6]; ce qui suppose
qu'il était déjà, lors de sa première apparition, habitué à ce genre de vie;
habitude qui ne pouvait être le résultat que de deux ans au moins de
séjour dans des lieux inhabités. Ainsi cet enfant a passé dans une
solitude absolue sept ans à-peu-près sur douze, qui composaient l'âge
qu'il paraissait avoir quand il fut pris dans les bois de la Caune. Il est
donc probable et presque prouvé qu'il y a été abandonné à l'âge de
quatre ou cinq ans, et que si, à cette époque, il devait déjà quelques
idées et quelques mots à un commencement d'éducation, tout cela se
sera effacé de sa mémoire par suite de son isolement.
[6] Lettre du citoyen N... insérée dans le Journal des Débats, 5 pluviose
an 8.
Voilà quelle me parut être la cause de son état actuel. On voit pourquoi
j'en augurai favorablement pour le succès de mes soins. En effet, sous
le rapport du peu de tems qu'il était parmi les hommes, le sauvage de
l'Aveyron était bien moins un adolescent imbecille, qu'un enfant de dix
ou douze mois, et un enfant qui aurait contre lui des habitudes
anti-sociales, une opiniâtre inattention, des organes peu flexibles, et une
sensibilité accidentellement émoussée. Sous ce dernier point de vue, sa
situation devenait un cas purement médical, et dont le traitement
appartenait à la médecine morale, à cet art sublime créé en Angleterre
par les Willis et les Crichton, et répandu nouvellement en France par
les succès et les écrits du professeur Pinel.
Guidé par l'esprit de leur doctrine, bien moins que par leurs préceptes,
qui ne pouvaient s'adapter à ce cas imprévu, je réduisis à cinq vues
principales le traitement moral ou l'éducation du sauvage de l'Aveyron.
Iere. vue: L'attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que
celle qu'il menait alors, et sur-tout plus analogue à la vie qu'il venait de
quitter.
IIe. vue: Réveiller la sensibilité nerveuse par les stimulans les plus
énergiques, et quelquefois par les vives affections de l'ame.
IIIe. vue: Étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins
nouveaux, et en multipliant ses rapports avec les êtres environnans.
IVe. vue: Le conduire à l'usage de la parole, en déterminant l'exercice
de l'imitation par la loi impérieuse de la nécessité.
Ve. vue: Exercer pendant quelque-tems sur les objets de ses besoins
physiques les plus simples opérations de l'esprit, et en déterminer
ensuite l'application sur des objets d'instruction.
§. I.
Iere. VUE. L'attacher à la vie sociale, en la lui rendant plus douce que
celle qu'il menait alors, et sur-tout plus analogue à la vie qu'il venait
de quitter.
Un changement brusque dans sa manière de vivre, les fréquentes
importunités des curieux, quelques mauvais traitemens, effets
inévitables de sa co-habitation avec des enfans de son âge, semblaient
avoir éteint tout espoir de civilisation. Sa pétulante activité avait
dégénéré insensiblement en une apathie sourde qui avait produit des
habitudes encore plus solitaires. Aussi, à l'exception des momens où la
faim l'amenait à la cuisine, on le trouvait presque toujours accroupi
dans l'un des coins du jardin, ou caché au deuxième étage derrière
quelques débris de maçonnerie. C'est dans ce déplorable état que l'ont
vu certains curieux de Paris, et que, d'après un examen de quelques
minutes, ils l'ont jugé digne d'être envoyé aux Petites Maisons; comme
si la société avait le
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