aux éclats de rire les plus
immodérés; insensible à toute espèce d'affections morales; son
discernement n'était qu'un calcul de gloutonnerie, son plaisir une
sensation agréable des organes du goût, son intelligence la
susceptibilité de produire quelques idées incohérentes, relatives à ses
besoins; toute son existence en un mot une vie purement animale.
Rapportant ensuite plusieurs histoires, recueillies à Bicêtre, d'enfans
irrévocablement atteints d'idiotisme, le citoyen Pinel établît entre l'état
de ces malheureux, et celui que présentait l'enfant qui nous occupe, les
rapprochemens les plus rigoureux, qui donnaient nécessairement pour
résultat une identité parfaite entre ces jeunes idiots et le sauvage de
l'Aveyron. Cette identité menait nécessairement à conclure qu'atteint
d'une maladie, jusqu'à présent regardée comme incurable, il n'était
susceptible d'aucune espèce de sociabilité et d'instruction. Ce fut aussi
la conclusion qu'en tira le citoyen Pinel, et qu'il accompagna
néanmoins de ce doute philosophique répandu dans tous ses écrits, et
que met dans ses présages celui qui sait apprécier la science du
prognostic et n'y voir qu'un calcul plus ou moins incertain de
probabilités et de conjectures.
Je ne partageai point cette opinion défavorable; et malgré la vérité du
tableau et la justesse des rapprochemens, j'osai concevoir quelques
espérances. Je les fondais sur la double considération de la cause, et de
la curabilité de cet idiotisme apparent.
Je ne puis passer outre, sans m'appesantir un instant sur ces deux
considérations. Elles portent encore sur le moment présent; elles
reposent sur une série de faits que je dois raconter, et auxquels je me
verrai forcé de mêler plus d'une fois mes propres réflexions.
Si l'on donnait à résoudre ce problême de métaphysique: déterminer
quels seraient le degré d'intelligence et la nature des idées d'un
adolescent, qui, privé, dès son enfance, de toute éducation, aurait vécu
entièrement séparé des individus de son espèce; je me trompe
grossièrement, ou la solution du problême se réduirait à ne donner à cet
individu qu'une intelligence relative au petit nombre de ses besoins et
dépouillée, par abstraction, de toutes les idées simples et complexes
que nous recevons par l'éducation, et qui se combinent dans notre esprit
de tant de manières, par le seul moyen de la connaissance des signes.
Eh bien! le tableau moral de cet adolescent serait celui du sauvage de
l'Aveyron; et la solution du problême donnerait la mesure et la cause de
l'état intellectuel de celui-ci.
Mais pour admettre encore avec plus de raison l'existence de cette
cause, il faut prouver qu'elle a agi depuis nombre d'années, et répondre
à l'objection que l'on pourrait me faire et que l'on m'a déjà faite, que le
prétendu sauvage, n'était qu'un pauvre imbécille que des parens,
dégoûtés de lui, avaient tout récemment abandonné à l'entrée de
quelque bois. Ceux qui se sont livrés à une pareille supposition, n'ont
point observé cet enfant peu de tems après son arrivée à Paris. Ils
auraient vu que toutes ses habitudes portaient l'empreinte d'une vie
errante et solitaire: aversion insurmontable pour la société et pour ses
usages, nos habillemens, nos meubles, le séjour de nos appartemens, la
préparation de nos mets; indifférence profonde pour les objets de nos
plaisirs et de nos besoins factices; goût passionné pour la liberté des
champs, si vif encore dans son état actuel, malgré ses besoins nouveaux
et ses affections naissantes, que pendant un court séjour qu'il a fait à
Montmorenci, il se serait infailliblement évadé dans la forêt, sans les
précautions les plus sévères, et que deux fois il s'est échappé de la
maison des Sourds-Muets, malgré la surveillance de sa gouvernante;
locomotion extraordinaire, pesante à la vérité depuis qu'il porte des
chaussures, mais toujours remarquable par la difficulté de se régler sur
notre démarche posée et mesurée, et par la tendance continuelle à
prendre le trot ou le galop; habitude opiniâtre de flairer tout ce qu'on lui
présente, même les corps que nous regardons comme inodores;
mastication non moins étonnante encore, uniquement exécutée par
l'action précipitée des dents incisives, indiquant assez, par son analogie
avec celle de quelques rongeurs, qu'à l'instar de ces animaux, notre
sauvage ne vivait le plus communément que de productions végétales:
je dis le plus communément, car il paraît, par le trait suivant, que dans
certaines circonstances il aura fait sa proie de quelques petits animaux,
privés de vie. On lui présenta un jour un serin mort, et en un instant
l'oiseau fut dépouillé de ses plumes, grosses et petites, ouvert avec
l'ongle, flairé et rejeté.
D'autres indices d'une vie entièrement isolée, précaire et vagabonde, se
déduisent de la nature et du nombre de cicatrices dont le corps de cet
enfant est couvert. Sans parler de celle qu'on voit au-devant du col et
dont je ferai mention ailleurs, comme appartenant à une autre cause, et
méritant une attention particulière, on en compte quatre sur la figure,
six le long du bras gauche,
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