viens de dire, et ce que je dirai par la suite, sur
l'histoire de cet enfant, avant son séjour à Paris, se trouve garanti par
les rapports officiels des citoyens Guiraud et Constant de Saint-Estève,
commissaires du Gouvernement, le premier près le canton de
St-Afrique, le second près celui de St-Sernin, et par les observations du
citoyen Bonaterre, Professeur d'histoire naturelle à l'école centrale du
département de l'Aveyron, consignées très en détail dans sa Notice
historique sur le Sauvage de l'Aveyron, Paris an 8.
Les espérances les plus brillantes et les moins raisonnées avaient
devancé à Paris le Sauvage de l'Aveyron[5]. Beaucoup de curieux se
faisaient une joie de voir quel serait son étonnement à la vue de toutes
les belles choses de la capitale. D'un autre côté, beaucoup de personnes,
recommandables d'ailleurs par leurs lumières, oubliant que nos organes
sont d'autant moins flexibles, et l'imitation d'autant plus difficile, que
l'homme est éloigné de la société et de l'époque de son premier âge,
crurent que l'éducation de cet individu ne serait l'affaire que de
quelques mois, et qu'on l'entendrait bientôt donner sur sa vie passée, les
renseignemens les plus piquans. Au lieu de tout cela, que vit-on? un
enfant d'une malpropreté dégoûtante, affecté de mouvemens
spasmodiques et souvent convulsifs, se balançant sans relâche comme
certains animaux de la ménagerie, mordant et égratignant ceux qui [le
contrariaient, n'exprimant aucune sorte d'affection pour ceux qui] le
servaient; enfin, indifférent à tout et ne donnant de l'attention à rien.
On conçoit facilement qu'un être de cette nature ne dût exciter qu'une
curiosité momentanée. On accourut en foule, on le vit sans l'observer,
on le jugea sans le connaître, et l'on n'en parla plus. Au milieu de cette
indifférence générale, les administrateurs de l'institution nationale des
Sourds-et-Muets et son célèbre directeur n'oublièrent point que la
société, en attirant à elle ce jeune infortuné, avait contracté envers lui
des obligations indispensables, qu'il leur appartenait de remplir.
Partageant alors les espérances que je fondais sur un traitement médical,
ils décidèrent que cet enfant serait confié à mes soins.
Mais avant de présenter les détails et les résultats de cette mesure, il
faut exposer le point d'où nous sommes partis, rappeler et décrire cette
première époque, pour mieux apprécier celle à laquelle nous sommes
parvenus, et opposant ainsi le passé au présent, déterminer ce qu'on doit
attendre de l'avenir. Obligé donc de revenir sur des faits déjà connus, je
les exposerai rapidement; et pour qu'on ne me soupçonne pas de les
avoir exagérés dans le dessein de faire ressortir ceux que je veux leur
opposer, je me permettrai de rapporter ici d'une manière très analytique
la description qu'en fit à une société savante, et dans une séance où j'eus
l'honneur d'être admis, un médecin aussi avantageusement connu par
son génie observateur que par ses profondes connaissances dans les
maladies de l'intellectuel.
[5] Si par l'expression de sauvage on a entendu jusqu'à présent l'homme
peu civilisé, on conviendra que celui qui ne l'est en aucune manière,
mérite plus rigoureusement encore cette dénomination. Je conserverai
donc à celui-ci le nom par lequel on l'a toujours désigné, jusqu'à ce que
j'aie rendu compte des motifs qui m'ont déterminé à lui en donner un
autre.
Procédant d'abord par l'exposition des fonctions sensoriales du jeune
sauvage, le citoyen PINEL nous présenta ses sens réduits à un tel état
d'inertie, que cet infortuné se trouvait, sous ce rapport, bien inférieur à
quelques-uns de nos animaux domestiques; ses yeux sans fixité, sans
expression, errant vaguement d'un objet à l'autre, sans jamais s'arrêter à
aucun; si peu instruits d'ailleurs, et si peu exercés par le toucher, qu'ils
ne distinguaient point un objet en relief d'avec un corps en peinture;
l'organe de l'ouie insensible aux bruits les plus forts comme à la
musique la plus touchante; celui de la voix réduit à un état complet de
mutité, et ne laissant échapper qu'un son guttural et uniforme; l'odorat
si peu cultivé qu'il recevait avec la même indifférence l'odeur des
parfums et l'exhalaison fétide des ordures dont sa couche était pleine;
enfin l'organe du toucher restreint aux fonctions mécaniques de
l'appréhension des corps.
Passant ensuite à l'état des fonctions intellectuelles de cet enfant,
l'auteur du rapport nous le présenta incapable d'attention, (si ce n'est
pour les objets de ses besoins), et conséquemment de toutes les
opérations de l'esprit qu'entraîne cette première, dépourvu de mémoire,
de jugement, et d'aptitude à l'imitation, et tellement borné dans les idées
même relatives à ses besoins, qu'il n'était point encore parvenu à ouvrir
une porte ni à monter sur une chaise pour atteindre les alimens qu'on
élevait hors de la portée de sa main; enfin dépourvu de tout moyen de
communication, n'attachant ni expression ni intention aux gestes et aux
mouvemens de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif
présumable d'une tristesse apathique
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