Cymbeline | Page 6

William Shakespeare
donniez si fort la préférence sur
nos dames d'Italie.
POSTHUMUS.--Quand je serais poussé au point où je le fus en France,
je ne rabattrais rien de son prix, quoique je me déclare ici non son ami,
mais son adorateur.
IACHIMO.--Aussi belle et aussi vertueuse puisque c'est une espèce de
comparaison qui se tient par la main, c'est trop beau et trop bon pour
quelque dame de Bretagne que ce soit. Si elle surpassait d'autres
femmes que j'ai connues, comme le diamant que vous portez là dépasse
en éclat beaucoup de diamants que j'ai vus, je croirais volontiers qu'elle
surpasse beaucoup de femmes; mais je n'ai pas vu le plus beau diamant,
ni vous la plus belle femme qui soit au monde.
POSTHUMUS.--Je l'ai louée d'après le cas que j'en fais, comme ce
diamant.
IACHIMO.--Et combien estimez-vous cette pierre?
POSTHUMUS.--Plus que les trésors du monde entier.
IACHIMO,--Ou votre incomparable maîtresse est morte, ou la voilà
au-dessous du prix d'une bagatelle.

POSTHUMUS.--Vous êtes dans l'erreur: l'une peut s'acheter ou se
donner, s'il se trouve assez de richesses pour la payer, ou de mérite
pour l'obtenir en don. L'autre n'est pas une chose qui se vende, et les
dieux seuls peuvent en faire don.
IACHIMO.--Et ce don, les dieux vous l'ont fait?
POSTHUMUS.--Oui, et avec leur secours je le conserverai.
IACHIMO.--Vous pouvez le posséder en titre. Mais, vous le savez, des
oiseaux étrangers viennent souvent s'abattre sur nos étangs voisins....
Votre bague aussi, on peut vous la voler: ainsi, de cette paire de trésors
inappréciables que vous possédez, l'un est bien fragile, et l'autre est
casuel. Un adroit filou et un cavalier accompli pourraient tenter de vous
les enlever tous deux.
POSTHUMUS.--Votre Italie n'a point de cavalier assez accompli pour
triompher de l'honneur de ma maîtresse, si c'est de la garde ou de la
perte de l'honneur que vous prétendez parler, en disant qu'elle est
fragile. Je ne doute pas que vous n'ayez des filous en abondance, et
pourtant je ne crains rien pour mon anneau.
PHILARIO.--Restons-en là, messieurs.
POSTHUMUS.--Très-volontiers. Ce noble seigneur, et je l'en remercie,
ne me traite point en étranger: nous voilà familiers dès l'abord.
IACHIMO.--En cinq entretiens, pas plus longs que le nôtre, je voudrais
m'établir dans le coeur de votre belle maîtresse, et voir sa vertu fléchir
et prête à céder, si j'avais seulement accès près d'elle et l'occasion de lui
faire ma cour.
POSTHUMUS.--Non, non.
IACHIMO.--J'ose parier là-dessus la moitié de ma fortune contre votre
diamant, qui, à mon avis, vaut quelque chose de moins. Mais je fais ma
gageure plutôt contre votre confiance que contre sa réputation; et de
peur que vous vous en offensiez, j'ajoute que j'oserais le tenter avec

quelque femme au monde que ce fût!
POSTHUMUS.--Vous êtes étrangement abusé par vos idées téméraires:
et je ne doute pas qu'il ne nous arrivât ce que vous méritez dans votre
tentative.
IACHIMO.--Et quoi?
POSTHUMUS.--D'être repoussé, quoique votre tentative, comme vous
l'appelez, méritât quelque chose de plus, un châtiment peut-être.
PHILARIO.--Messieurs, en voilà assez là-dessus: cette vaine dispute
s'est élevée trop tôt; qu'elle meure comme elle est née; je vous prie,
faites plus ample connaissance.
IACHIMO.--Je voudrais avoir engagé ma fortune et celle de mon
voisin au soutien de ce que j'ai avancé.
POSTHUMUS.--Quelle dame choisiriez-vous pour l'assaillir?
IACHIMO.--La vôtre, que vous croyez si bien affermie dans sa
constance. Voulez-vous seulement me recommander à la cour où est
votre dame? je gagerai dix mille ducats contre votre diamant, que, sans
autres avantages que deux entretiens avec elle, je rapporterai de là cet
honneur que vous croyez si bien défendu.
POSTHUMUS.--Je consens à parier de l'or, contre votre or. Pour mon
anneau, il m'est aussi cher que mon doigt; il en fait partie.
IACHIMO.--Vous êtes amant, et de là vient votre prudence.--Quand
vous auriez acheté le corps d'une femme un million la drachme, vous
ne pourriez l'empêcher de se corrompre. Mais, je le vois, vous avez
dans l'âme quelques scrupules puisque vous avez peur.
POSTHUMUS.--Tout ceci n'est qu'un jargon d'habitude; vous portez,
j'espère, des sentiments plus réfléchis.
IACHIMO.--Je suis maître de mes paroles; et je jure que je veux tenter
l'épreuve dont j'ai parlé.

POSTHUMUS.--Vous le voulez?--Je ne fais que prêter mon diamant
jusqu'à votre retour.--Qu'on dresse entre nous des conventions. Ma
maîtresse surpasse en vertu toute l'étendue de vos indignes pensées. Je
vous défie dans cette gageure; voilà ma bague.
PHILARIO.--Je ne souffrirai point qu'elle serve de gage.
IACHIMO.--Par les dieux, c'en est un. Si je ne vous rapporte pas des
preuves suffisantes que j'ai joui des plus chers appas de votre maîtresse,
mes dix mille ducats sont à vous, et votre diamant aussi; si je la quitte
en laissant sans atteinte cet honneur auquel vous vous fiez, elle qui est
votre joyau, le joyau que voilà et mon or, tout est à vous; mais il me
faut votre
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