Cours Familier de Littérature (Volume 1) | Page 7

Alphonse de Lamartine
en formes étranges,
se dressent comme de gigantesques créneaux d'une forteresse
démantelée.
Trois de ces roches sont creusées en niches, ou plutôt en chaires de
cathédrales, comme si la main des hommes s'était complu à préparer
dans ce lieu désert trois sièges ou trois tribunes à des solitaires pour
parler de Dieu aux éléments. Ces trois chaires, rapprochées les unes des
autres comme des stalles dans un choeur d'église, forment une façade
semi-circulaire qui regarde l'orient; en sorte que les bergers ou les
chasseurs fatigués qui s'y placent et qui s'y asseoient, pour se reposer à
l'abri du vent, peuvent se voir obliquement les uns presque vis-à-vis des
autres, et s'entretenir même à voix basse, sans que le mouvement de
l'air dans ces hauts lieux emporte leurs paroles préservées du vent.
La vue n'y est libre que du côté du soleil levant; cette vue est vaste
comme sur un horizon de l'Océan; elle glisse sur les collines et les
villages qui séparent ces montagnes du lit de la Saône; elle franchit le
ruban d'argent étendu comme une toile qui sèche sur l'herbe, dans les
prairies presque hollandaises de la Bresse pastorale.
Elle se soulève au delà pour gravir les flancs noirâtres du Jura; elle ne
se repose que sur des cimes aériennes de la chaîne de neige des Alpes.
Là, l'imagination, ce télescope sans limite de l'âme, se précipite dans les
plaines de l'Italie et dans les lagunes de l'Adriatique.
On jouit sur cette hauteur d'un complet et perpétuel silence; les bruits
des vallées ne montent pas jusque-là; on n'y entend que la chute
accidentelle des petits coquillages pétrifiés qu'un mouvement du pied
fait rouler jusqu'au bas de la montagne ou les imperceptibles

sifflements que rend la brise en se tamisant sur les brins d'herbe mince,
sèche et aiguë, qui percent les pierres comme de petites lances:
accompagnement doux plutôt qu'interruption des hautes pensées que les
hauts lieux inspirent.
XII.
Mon père, à qui son goût pour la chasse avait fait découvrir ce site
élevé et presque inabordable, s'y rendait souvent après le dîner, d'où
l'on sortait alors à deux heures; il y portait avec lui un livre, pour y
passer en société d'un grand ou aimable esprit les longues soirées des
jours d'été; il m'y conduisait souvent avec lui, quand, vers l'âge de dix à
douze ans, le collège me rendait à la famille.
Dès qu'il y était assis, son livre ouvert dans la main, je m'occupais
agréablement au pied des créneaux à choisir, parmi les pierres roulées,
les plus belles pétrifications marines, ou à tresser des paniers pour mes
soeurs, avec ces joncs qui croissent à sec sur les pelouses arides.
Bientôt nous entendions, du côté de la montagne opposé à celui que
nous avions gravi, des pas lents et mesurés; ces pas faisaient rouler
au-dessous de nous les pierres sèches; un autre hôte de la montagne
paraissait presque aussitôt après, un livre aussi dans la main; il essuyait
son front taché de sueur et de poudre blanche en regardant mon amas
de coquillages, et en m'expliquant comment la haute marée des siècles
les avait portés jusque-là; puis il allait saluer avec une cordialité un peu
cérémonieuse mon père, et il s'asseyait dans la seconde stalle du rocher.
XIII.
Ce visiteur assidu de la montagne s'appelait M. de Vaudran.
C'était un homme de cinquante à soixante ans; il était le cinquième fils
d'une nombreuse et remarquable famille de notre pays, appelée la
famille des Bruys. On apercevait la maison de cette famille patriarcale,
entourée de terrasses et de parterres, au pied de la montagne de
Monsard, au bord d'une route poudreuse d'un côté, au bord des prés,
des petits bois et d'un ruisseau de l'autre côté.

Cette famille avait essaimé plusieurs de ses fils, avant la Révolution, à
Paris, dans les plus hautes charges de la monarchie. L'aptitude de cette
race aux affaires ou aux lettres était proverbiale dans nos contrées. Les
soeurs n'y étaient pas moins distinguées de caractère et d'esprit que les
frères; la dernière de ces soeurs vit encore, âgée de quatre-vingt-quinze
ans, dans la même maison que je vois blanchir d'ici, à l'époque où
j'écris ces lignes; elle n'a rien perdu de sa grâce de coeur et de son
sourire d'esprit! Elle a usé le temps qui ne l'use pas; elle est comme un
jalon vivant du passé, laissé dans le domaine et sur les tombeaux de ses
frères et de ses soeurs. Tout le pays aime à la retrouver, le matin, où il
l'a laissée le soir.
XIV.
M. de Vaudran avait été directeur d'un des ministères les plus
importants, au commencement du règne de Louis XVI. Lié avec M. de
Malesherbes et avec les politiques et les écrivains les plus illustres du
siècle, décapités en 1793, il était tombé avec la monarchie. Emprisonné,
proscrit,
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