puis amnistié par les mobilités des circonstances
révolutionnaires, il avait été enfin laissé à sec sur la rive, comme un
débris après la tempête, dans le petit domaine de ses pères.
Il y vivait en philosophe, auprès de ses soeurs, suspendu par ses
opinions et ses souvenirs entre deux temps; doué d'un esprit étendu,
d'une érudition profonde, d'une éloquence sobre et précise comme les
affaires qu'il avait maniées. Il avait en lui-même un entretien suffisant
pour supporter le désoeuvrement, ce supplice des âmes vides.
De tous ses biens à Paris il n'avait sauvé que sa bibliothèque; il l'avait
rangée comme son plus cher trésor dans une des chambres hautes de la
maison de ses soeurs; il s'y consolait avec ces consolateurs muets qui
ont des baumes pour toutes les blessures. Le voisinage et la similitude
de revers, l'avaient lié d'une estime et d'une inclination mâles avec mon
père; ce n'était pas précisément de l'amitié, c'était un respect réciproque
qui donnait une majesté un peu froide et une apparence de réserve à
leurs relations. Mais ces deux hommes se recherchaient, tout en se
réservant comme deux caractères qui ont la pudeur de leurs
épanchements. Ils s'étaient rencontrés un jour par hasard dans ce site
solitaire, poussés par le même instinct de solitude et de contemplation;
ils y avaient passé des heures d'entretien et de lecture agréables l'un
avec l'autre; le lendemain ils s'y étaient retrouvés sans surprise, et,
depuis, sans s'y donner jamais de rendez-vous, ils s'y rencontraient
presque tous les jours.
XV.
La figure de M. de Vaudran portait l'empreinte de sa vie; elle était
noble, fine, un peu tendue. Ses yeux couvaient un feu amorti par les
disgrâces; ses lèvres avaient le pli du dédain philosophique contre la
destinée, qu'on subit, mais qu'on méprise. On lisait sur sa physionomie
ce mot de Machiavel sur la fortune: «Je donne carrière à sa malignité,
satisfait qu'elle me foule ainsi aux pieds pour voir si à la fin elle n'en
aura pas quelque honte!...»
Sa voix était grave, ses expressions choisies; sa politesse un peu
compassée rappelait la cour de Versailles dans un hameau de nos
montagnes; son costume disait l'homme de distinction qui respectait
son passé dans sa déchéance; sa chevelure était relevée en boucles
crêpées et poudrées sur les deux tempes. Il tenait d'une main son
chapeau entouré d'une ganse noire à boucle d'argent; son habit gris, à
boutons d'acier taillés à facettes, s'ouvrait sur un gilet blanc à longues
poches; ses souliers étaient noués sur le cou-de-pied par des agrafes
d'argent; il portait un jonc à longue pomme d'or à la main.
XVI.
À peine était-il assis dans la chaire du rocher la plus rapprochée de
celle de mon père que j'entendais les pas plus légers d'un troisième
visiteur; celui-là gravissait lentement aussi, mais plus résolûment, la
montagne. Bientôt je voyais se dessiner en sombre sur le ciel bleu la
redingote noire d'un beau jeune homme qui, sous l'habit d'un
ecclésiastique, avait la taille, la stature et la contenance mâle d'un
militaire. Un fusil double luisait au soleil sur ses épaules, un fouet de
chasse badinait dans sa main, un chapeau rond découvrait à demi son
front haut et ses cheveux noirs; ses bottes fortes, armées aux talons
d'éperons d'argent, trahissaient en lui l'homme de cheval et l'homme de
chasse plus que l'homme du sanctuaire. Sa figure avait la franchise
virile du soldat; mais ses yeux pénétrants, sa bouche pensive, ses joues
pâlies par l'étude annonçaient aussi l'homme intellectuel et le coeur
sensible jusqu'à la mélancolie. Ses deux chiens courants, au poil fauve,
qui me connaissaient, venaient se coucher auprès de moi sur l'herbe
chaude; je détachais leurs colliers, pour que le tintement de leurs
grelots ne m'empêchât pas d'entendre la lecture ou la conversation des
trois amis.
XVII.
Ce troisième visiteur était l'abbé Dumont, neveu du vieux curé du
village de Bussières, hameau que nous voyions blanchir au pied de la
montagne, parmi les vignes et les chenevières.
Ce jeune homme, né pour une autre profession, avait été dans son
adolescence secrétaire de l'évêque de Mâcon, homme d'exquise
littérature; l'abbé Dumont avait été relégué par la Révolution dans le
pauvre presbytère de son oncle; il devait lui succéder. Il se consolait par
la chasse, par la lecture et par la société de M. de Vaudran et de mon
père, ses voisins, de la destinée contraire qui lui avait fermé le palais
épiscopal et qui le condamnait à la vie obscure d'un vicaire de
campagne. Il avait les goûts élégants et nobles dans une misérable
fortune; il adorait mon père comme un modèle du gentilhomme loyal et
cultivé, qui l'entretenait de cour, de guerre et de chasse; il aimait M. de
Vaudran, qui lui avait ouvert sa bibliothèque; il commençait à m'aimer,
tout enfant que j'étais moi-même, de cette amitié qui
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