jette; elle étend sur
la tranche de pain noir le blanc laitage à moitié durci, entouré de la
feuille de vigne et semé des grains luisants du sel gris; ils mangent,
essoufflés, l'un à côté de l'autre, comme deux voyageurs lassés d'une
longue marche, au bord du fossé de la route, échangeant à peine
quelques rares paroles sur les promesses que le printemps fait à la
vendange.
«Au pied d'un cep qui l'a distillée l'automne précédent, une bouteille
rafraîchie par l'ombre leur verse goutte à goutte la force et la joie. Ils
s'endorment après sur la terre qui fume de chaleur, la tête appuyée sur
leurs bras recourbés, et ils repuisent leur vigueur dans les rayons
brûlants de ce soleil qui sèche leur jeune sueur.
«Le soir, on les entend redescendre en chantant de tous les sentiers des
collines, et les petits bergers, qui redescendent avec leur troupeau de la
montagne, ramènent à la jeune femme, pour le repas du soir, sa chèvre
favorite, les cornes enroulées de guirlandes de buis.»
* * * * *
La composition déjà trop longuement citée se terminait par un hymne
au printemps qui gonfle les bourgeons de la vigne, qui promet la grappe,
qui distille lentement dans les veines du pampre le vin que l'automne
répandra en pourpre sous l'arbre du pressoir, cette liqueur qui réjouit le
coeur de l'homme jeune et qui fait chanter le vieillard lui-même, en
ranimant dans sa mémoire ses printemps passés.
Mais je n'en copie pas davantage; ces balbutiements d'enfant n'ont de
charme que pour les mères.
X.
Quoi qu'il en soit, cette première composition littéraire, échappée à une
imagination de douze ans, parut aux maîtres et aux élèves supérieure au
moins, par sa naïveté, aux redites classiques de mes condisciples; on y
reconnaissait l'accent, on y entendait le cri du coteau natal sous le soleil
aimé du pauvre villageois à Midi.
Ma description enfantine eut le prix, non de style, mais de candeur et de
sincérité descriptives. Deux maîtres tendres et vénérés, dont les
vicissitudes de la vie et de la fugitive opinion (aura) n'ont point refroidi
en moi la mémoire, le Père Béquet et le Père Varlet, professeurs des
classes littéraires chez les Jésuites, me témoignèrent depuis ce jour une
prédilection presque paternelle que je serais ingrat d'oublier. On peut
changer d'esprit, on ne doit pas changer de coeur. Ces professeurs
aimés me cultivèrent avec une tendre sollicitude, comme un enfant qui
promettait au moins un amour instinctif pour les lettres: ils étaient
idolâtres du beau dans le style. Moi-même, je dois l'avouer ici avec
toute humilité aujourd'hui, je fus si étonné et si satisfait de la fidélité du
tableau que j'avais fait de mon hameau natal, sur mes pauvres collines
calcinées, que j'en conçus je ne sais quelle estime précoce et trop
sérieuse pour moi-même. Je lus et relus vingt fois ma première
composition; je l'envoyai à ma mère par l'ordre de mes maîtres; on la
lut à la fin de l'année, à la cérémonie publique de la distribution des
prix, au collège des Jésuites, devant les mères et devant les enfants qui
l'applaudirent. Elle ne sortit jamais entièrement de ma mémoire. Et je
n'ouvris jamais dans un autre âge le tiroir du secrétaire de ma mère sans
la relire tout entière avec une certaine satisfaction de ma précocité. Je
puis même dire que, de mes trop nombreux ouvrages, c'est peut-être cet
enfantillage qui m'a donné le plus de conscience anticipée de mes
forces. Je sentis ce que sent un élève en peinture qui jette l'écume de la
palette de son maître contre la muraille de l'atelier, et qui se trouve à
son insu avoir fait de ces taches quelque chose qui ressemble à un
tableau. Il se croit peintre et il s'admire lui-même, au lieu d'admirer le
hasard qui a tout fait.
XI.
Une des circonstances qui grandit en moi ce vague sentiment littéraire
m'est encore présente à l'esprit; j'aime à me la retracer quand je me
demande à moi-même d'où m'est venu l'instinct et le goût des choses
intellectuelles.
Il y avait, à quelque distance de la maison rustique de mon père, une
montagne isolée des autres groupes de collines; on la nomme, sans
doute par dérivation de son ancien nom latin, mons arduus, la
montagne de Monsard. Ses flancs escarpés de tous les côtés sont semés
de pierres roulantes; ces cailloux glissent sous les pieds, quand on la
gravit, avec un bruit de vagues qui se retirent de la falaise en entraînant
les galets et les coquillages dans leur reflux.
Des sentiers étroits, à peine perceptibles, et tous les jours effacés par les
pieds des chèvres, conduisent par des contours un peu plus adoucis
jusqu'au sommet. Là, des roches grises, entièrement décharnées de sol
et taillées par la nature, le temps, la pluie, les vents,
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