Cours Familier de Littérature (Volume 1) | Page 5

Alphonse de Lamartine
tiède à ma
main; le vent lui-même semble avoir traversé l'haleine de l'aurore du
printemps; il souffle sur les collines, comme notre mère, quand nous
étions petits et que nous rentrions tout transis de froid, soufflait sur nos

doigts pour les dégourdir.
«Le soleil monte de plus en plus; il atteint déjà la cime du clocher, dont
il fait briller la plus haute pierre comme un charbon; la cloche, ébranlée
par la corde à laquelle se suspendent les petits enfants au signal du
sonneur, répond à ce premier rayon de soleil par un tintement de joie
qui fait tressaillir et envoler les colombes et les moineaux de tous les
toits.
«Les femmes qui tirent l'eau du puits, ou qui la rapportent à la maison
dans un seau de bois sur leurs têtes, s'arrêtent à ce son de la cloche;
elles courbent leurs fronts en soutenant le vase de leurs deux mains
levées, de peur que leur mouvement ne fasse perdre l'équilibre à l'eau;
elles adressent une courte prière au Dieu qui fait lever un jour de
printemps. Les murmures, les bruits, les voix du chemin cessent un
moment, et à travers ce grand silence on entend la nature muette
palpiter de reconnaissance et de piété devant son Créateur.
«Mais déjà les chèvres et les moutons, impatients qu'on leur rouvre les
noires étables où on les enferme pendant la neige, bêlent de plus en
plus haut pour qu'on les ramène à leur montagne accoutumée. La mère
de famille descend précipitamment l'escalier raboteux de la chaumière;
on entend résonner ses sabots de hêtre ou de noyer sur les marches. Elle
lève le loquet de bois de l'étable; elle compte ses agneaux et ses cabris à
mesure qu'ils s'embarrassent entre ses jambes pour sortir les premiers
de leur prison; elle les donne à conduire aux enfants.
«Les petits bergers, armés d'une branche de houx où pendent encore les
feuilles, prennent avec leurs chèvres le sentier de rocher qui mène aux
montagnes; ils s'amusent en montant à cueillir les rameaux du buis, que
le printemps rend odorants comme la vigne, et à cueillir au buisson les
fruits verts de cet arbrisseau, qui ressemblent à de petites marmites à
trois pieds, amusement et étonnement de leur enfance. Bientôt on les
perd de vue derrière les roches, et ils ne reviendront que le soir, quand
les chèvres et les brebis traîneront sur les pierres leurs mamelles
gonflées de lait.
«Pendant que les troupeaux montent ainsi vers les cimes, on voit briller

dans les chaumières, à travers les portes ouvertes, la flamme des fagots
allumés par les femmes pour tremper la soupe du matin à leurs maris
avant d'aller ensemble à la vigne. Après la soupe mangée sur la table
luisante de noyer, entourée de bancs du même bois, on voit les vieilles
femmes sortir toutes courbées par l'âge et par le travail. Elles se
rassemblent et s'asseyent sur les troncs d'arbres couchés le long des
chemins, adossés au mur échauffé par le soleil levant; elles y filent
leurs longues quenouilles chargées de la laine blanche des agneaux. Ces
quenouilles sont entourées d'une tresse rouge qui serpente autour de la
laine. Elles gardent les petits enfants en causant entre elles des
printemps d'autrefois.
«Le jeune homme et la jeune femme sortent les derniers de la maison
en glissant la clef par la chatière sous la porte; l'homme tient à la main
ses lourds outils de travail, le pic, la pioche; sa hache brille sur ses
épaules; la femme porte un long berceau de bois blanc dans lequel dort
son nourrisson en équilibre sur sa tête; elle le soutient d'une main, et
elle conduit de l'autre main un enfant qui commence à marcher et qui
trébuche sur les pierres.
«On les suit de l'oeil dans les vignes des coteaux voisins. Ils déposent le
berceau de l'enfant endormi dans une charrière (petit sentier creux
entre deux champs de vigne), à l'ombre des feuilles larges, étagées de
noeuds en noeuds, sur les sarments nouveaux de l'année. L'homme
rejette sa veste; la jeune femme ne garde que sa chemise de toile
épaisse et forte comme le cuir; ils prennent la pioche dans leurs mains
hâlées, et on entend résonner partout sur les collines, jusqu'au milieu du
jour, les coups de la pioche de fer luisant, sur les cailloux qui
l'ébrèchent. La chemise de la femme (haletante de peine), se colle sur
sa poitrine et sur ses épaules comme si elle sortait d'un bain dans la
rivière. Au moindre cri de son nourrisson qui s'éveille, elle court
s'accroupir auprès du berceau, entr'ouvre sa chemise et donne son lait à
l'enfant après avoir donné sa sueur à la vigne.
«Quand le soleil est au milieu du ciel, elle déplie un linge blanc qui
préserve le pain et le fromage du sable que le vent y
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