l'âpre contrée que je viens de
décrire; je n'avais vu, autour de la maison rustique et nue de mon père,
ni les orangers à pommes d'or semant leurs fleurs odorantes sous mes
pas, ni les clairs ruisseaux sortant à gros bouillon de l'ombre des forêts
de hêtres, pour aller épandre leur écume laiteuse sur les pentes fleuries
des vallons, ni les gras troupeaux de génisses lombardes, enfonçant
jusqu'aux jarrets leurs flancs d'or ou d'albâtre dans l'épaisseur des
herbes, ni les abeilles de l'Hymète bourdonnant parmi les citises jaunes
et les lauriers roses.
À moins d'emprunter toutes mes images à mes livres, ce qui me
répugnait comme un larcin et comme un mensonge, il me fallait donc
décrire d'après nature l'aride et pauvre printemps de mon pays. Je ne
trouvais dans cette indigente nature aucune des couleurs poétiques que
la nudité de la terre et l'éraillement de mes roches décrépites me
refusaient.
Je résolus de me passer de la nature imaginaire et de peindre le
printemps dans les impressions, dans le coeur et dans les travaux des
villageois, tel que je l'avais vu pendant mes heureuses années d'enfance,
au hameau où j'avais grandi. Je pensais bien que ma composition serait
la plus sèche, et que le maître et les condisciples auraient pitié de la
pauvreté de mon pinceau. Cependant je pris la plume avec mes rivaux,
et j'écrivis en toute humilité, mais avec tout l'effort de style dont j'étais
capable, ma première composition. Au lieu de la fiction toujours froide,
la mémoire des lieux aimés, toujours chaude, fut ma muse, comme
nous disions alors; elle m'inspira.
J'ai retrouvé, il y a peu de temps, cette composition d'enfant, écrite
d'une écriture ronde et peu coulante, dans un des tiroirs du secrétaire en
noyer de ma mère: mes maîtres la lui avaient adressée pour la faire
jouir des progrès de son enfant. Je pourrais la copier ici tout entière; je
me contente de l'abréger sans y rien changer. J'avoue que, si j'avais à
l'écrire aujourd'hui, je la ferais peut-être plus magistralement, mais je
ne la ferais peut-être pas avec plus de sentiment du vrai sous la plume.
Voici mon chef-d'oeuvre.
IX.
«Le coq chante sur le fumier du chemin, au milieu de ses poules qui
grattent de leurs pattes la paille, pour y trouver le grain que le fléau a
oublié dans l'épi quand on l'a battu dans la grange. Le village s'éveille à
son chant joyeux. On voit les femmes et les jeunes filles sortir à demi
vêtues des portes des chaumières, et peigner leurs longs cheveux avec
le peigne aux dents de buis qui les lisse comme des écheveaux de soie.
Elles se penchent sur la margelle du puits pour s'y laver les yeux et les
joues dans le seau de cuivre, que la corde enroulée autour de la poulie
criarde élève du fond du rocher jusqu'à leurs mains.
«Le vent attiédi de mai souffle, semblable à l'haleine d'un enfant qui se
réveille; il sèche sur leurs visages et sur leurs cous les mèches humides
de leurs cheveux. On les voit ensuite se répandre dans leurs petits
jardins bordés de sureaux, dont la fleur ressemble à la neige qui n'a pas
encore été touchée du soleil; elles y cueillent des giroflées qu'elles
attachent par une épingle à leurs manches, pour les respirer tout le jour
en travaillant.
«Les hirondelles, qui sont revenues depuis peu de jours des pays
inconnus où elles ont un second nid pour leurs hivers, n'ont pas encore
pris leur vol; elles sont rangées les unes à côté des autres sur les
conduits de fer-blanc qui bordent le toit, afin d'y saluer de plus haut le
soleil qui va paraître, ou d'y tremper leurs becs dans l'eau que la
dernière pluie y a laissée; on dirait une corniche animée qui fait le tour
du toit. Elles ne font entendre qu'un imperceptible gazouillement,
semblable aux paroles qu'on balbutie en rêve, comme si ces charmants
oiseaux, qui aiment tant la demeure de l'homme, avaient peur de
réveiller les enfants encore endormis dans la chambre haute.
«Enfin, le soleil écarte là-bas, du côté du Mont-Blanc, d'épais rideaux
de brouillards ou de nuages; l'astre s'en dégage peu à peu comme un
navire en feu qui bondit sur les vagues en les colorant de son incendie;
ses premières lueurs, qui le devancent, teignent les hautes collines d'une
traînée de lumière rose; cette lueur ressemble aux reflets que la gueule
du four, où pétillent le buis et le sarment enflammés, jette sur les
visages des femmes qui font le pain. Elle ne brille pas glaciale comme
pendant l'hiver sur le givre des prés; elle chauffe la terre, et elle essuie
la rosée qui fume en s'élevant des brins d'herbe et du calice des fleurs
dans les jardins. Le caillou que le rayon a touché est déjà
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