Cours Familier de Littérature (Volume 1) | Page 3

Alphonse de Lamartine
connaissais cette expression, j'y devinais je ne sais
quelle conversation muette avec un autre que moi, et, sans qu'elle eût
besoin de me faire un signe, je rentrais dans le silence et je respectais sa
lecture.
Ses lèvres articulaient à peine un léger et imperceptible mouvement;
mais ses yeux tour à tour baissés sur la page ou levés vers le ciel, la
pâleur et la rougeur alternative de ses joues, ses mains qui se joignaient
quelquefois en déposant pour un moment le livre sur ses genoux,
l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui se révélait à moi par une
respiration plus forte qu'à l'ordinaire, tout me faisait conclure, dans mon
intelligence enfantine, qu'elle disait à ce livre ou que ce livre lui disait
des choses inentendues de moi, mais bien intéressantes, puisqu'elle,
habituellement si indulgente à nos jeux et si gracieuse à nous répondre,
me faisait signe de ne pas interrompre l'entretien silencieux!
VI.
Je compris ainsi à demi qu'il existait par ces livres, sans cesse feuilletés

sous ses mains pieuses le matin et le soir, je ne sais quelle littérature
sacrée, par laquelle, au moyen de certaines pages qui contenaient sans
doute des secrets au-dessus de mon âge, celui qu'on me nommait le bon
Dieu s'entretenait avec les mères, et les mères s'entretenaient avec le
bon Dieu. Ce fut mon premier sentiment littéraire; il se confondit dans
ma pensée avec ce je ne sais quoi de saint qui respirait sur le front de la
sainte femme, quand elle ouvrait ou qu'elle refermait ces mystérieux
volumes.
VII.
Bientôt les premières études de langues commencées sans maître dans
la maison paternelle, puis les leçons plus sérieuses et plus disciplinées
des maîtres dans les écoles, m'apprirent qu'il existait un monde de
paroles, de langues diverses; les unes qu'on appelait mortes, et qu'on
ressuscitait si laborieusement pour y chercher comme une moelle
éternelle, dans des os desséchés par le temps; les autres qu'on appelait
vivantes, et que j'entendais vivre en effet autour de moi.
Je passe sur ces rudes années où les enfants voudraient qu'il n'y eût pas
d'autre langue que celle qu'ils balbutient, entrecoupée de baisers, sur le
sein de leurs nourrices ou sur les genoux de leurs mères. Ces années
furent plus amères pour moi peut-être que pour un autre; plus le nid est
doux sur l'arbre et sous l'aile de la mère, plus l'oiseau déteste les
barreaux de la cage où on lui siffle des airs empruntés qu'il doit répéter
sans les comprendre.
Cependant, malgré la dureté de l'apprentissage, je commençais à
trouver de temps en temps un plaisir sévère à ces récits pathétiques, à
ces belles pensées qu'on nous faisait exhumer mot à mot de ces langues
mortes; un souffle harmonieux et frais en sortait de temps en temps,
comme celui qui sort d'un caveau souterrain muré depuis longtemps et
dont on enfonce la porte. Une image champêtre ou un sentiment
pastoral de Virgile, une strophe gracieuse d'Horace ou d'Anacréon, un
discours de Thucydide, une mâle réflexion de Tacite, une période
intarissable et sonore de Cicéron, me ravissaient malgré moi vers
d'autres temps, d'autres lieux, d'autres langues, et me donnaient une
jouissance un peu âpre mais enfin une jouissance précoce, de ce qui

devait enchanter plus tard ma vie. C'était, je m'en souviens, comme une
consonnance encore lointaine et confuse, mais comme une
consonnance enfin, entre mon âme et ces âmes qui me parlaient ainsi à
travers les siècles.
VIII.
De ce jour la littérature, jusque-là maudite, me parut un plaisir un peu
chèrement acheté, mais qui valait mille fois la peine qu'on nous
imposait pour l'acquérir.
Les années austères de ces études s'écoulèrent ainsi. Les premiers
essais de composition littéraire, qu'on nous faisait écrire en grec, en
latin, en français, ajoutèrent bientôt à ce plaisir passif le plaisir actif de
produire nous-même, à l'applaudissement de nos maîtres et de nos
émules, des pensées, des sentiments, des images, réminiscences plus ou
moins heureuses des compositions antiques qu'on nous avait appris à
admirer. Je me souviens encore du premier de ces essais descriptifs, qui
me valut à mon tour l'approbation du professeur et l'enthousiasme de
l'école.
On nous avait donné pour texte libre et vague une description du
printemps à la campagne. Le plus grand nombre de mes condisciples
était né et avait été élevé dans les villes; il ne connaissait le printemps
que par les livres. Leur composition un peu banale était pleine des
images, des Bucoliques, des ruisseaux, des troupeaux, des oiseaux, des
bergers assis sous des hêtres et jouant des airs champêtres sur leurs
chalumeaux, des prairies émaillées de fleurs sur lesquelles voltigeaient
des nuées d'abeilles et de papillons. Tous ces printemps étaient italiens
ou grecs; ils se ressemblaient les uns les autres, comme le même visage
répété par vingt miroirs différents.
J'avais été élevé à la campagne, dans
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