que l'homme par qui elle souffrait était celui aussi qui, durant de longs mois, avait
transfiguré sa vie en un rêve enchanté. De la même façon qu'elle avait aimé
Chateaubriand avant de le connaître, elle a continué de l'aimer après que la destinée les
eut séparés: le soin qu'elle a pris de conserver, de transcrire, d'annoter ses lettres nous
montre assez que, jusqu'au bout, elle est restée pieusement fidèle à «l'élu de son coeur».
Et nous, à notre tour, tout en la plaignant, gardons-nous d'êtres injustes ou sévères pour
lui! Par une étrange perversité de notre nature, nous sommes trop souvent tentés de
donner tort, d'avance, aux hommes de génie, dans les aventures d'amour où nous les
voyons engagés; nous sentons ces hommes si différents de nous, si supérieurs à nous, que
nous ne pouvons nous défendre de vouloir les en punir une fois encore. Et cependant, à y
regarder de plus près, il est bien rare que le véritable génie ne s'accompagne pas d'une
certaine bonté: d'une bonté faite parfois de détachement, voire d'indifférence, mais
répugnant d'instinct à toutes les formes de la bassesse, dont il n'y en a pas de plus basse
que de faire souffrir. Pour ce qui est de Chateaubriand, en particulier, si ses premières
lettres à Mme de V... nous le révèlent infiniment habile à tous les artifices de la séduction,
les dernières nous apportent un nouveau témoignage de ce qu'il a appelé quelque part, en
riant, «sa maudite bonté». Dès le moment de son départ pour Rome, nous sentons que son
«inconnue» ne l'intéresse plus; nous le sentons, comme elle le sentait elle-même, au
«style anonyme» de ses lettres, à mille petites nuances involontaires de froideur et de
gêne: mais il n'en continue pas moins de lui écrire, et de la consoler, avec une
complaisance d'autant plus touchante qu'on devine davantage l'effort qu'elle lui coûte. Ce
n'est pas lui qui, comme le médiocre Adolphe, serait descendu jusqu'à se plaindre d'une
femme qu'il aurait cessé d'aimer. Il avait toujours vite fait, malheureusement, de cesser
d'aimer, et nombreuses sont les femmes qui en ont souffert; mais il n'accusait jamais que
lui seul de cette fatale et malfaisante mobilité de son coeur. Et personne n'en a souffert
autant que lui-même.
C'était un de ces enfants gâtés qui ne peuvent résister à la tentation de casser aussitôt les
jouets qu'on leur donne, et qui ensuite se désolent de les avoir cassés. Combien de jouets
divers il a cassés, ou tout au moins ébréchés, au cours de sa vie, depuis des coeurs de
femmes jusqu'à une religion et une royauté! Et combien, toute sa vie, il s'en est désolé!
Sous les apparences extérieures d'une vanité enfantine, ses _Mémoires_ ne sont, d'un
bout à l'autre, que la plainte d'un enfant sur ses jouets brisés. «N'est-ce pas une chose
curieuse, écrivait-il en 1826 dans une préface des Martyrs, que je sois aujourd'hui un
chrétien douteux et un royaliste suspect?» Hélas! il était vraiment l'un et l'autre, malgré
les meilleures intentions du monde; et, bien qu'il s'en défendît au dehors, il ne pouvait
s'empêcher de le reconnaître, au-dedans de soi, ni de s'en affliger, ni de sentir qu'il allait
recommencer le lendemain les fautes qu'il se repentait d'avoir commises la veille. C'était
un enfant, un malheureux enfant. À Rome, un soir, pendant une des brillantes réceptions
de l'ambassade de France, une dame anglaise, «qu'il ne connaissait ni de nom, ni de
visage», s'est approchée de lui, l'a regardé, et lui a dit, en français, mais avec un fort
accent de son pays: «Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux!» Étonné de
«cette manière d'entrer en conversation», l'ambassadeur a demandé à la dame ce qu'elle
voulait dire. «Je veux dire que je vous plains!» lui a-t-elle répondu, après quoi elle a
«accroché le bras d'une autre Anglaise, et s'est perdue dans la foule». Rien de ce qu'on
pourra jamais écrire de Chateaubriand n'égalera, en finesse ni en profondeur, le jugement
porté sur lui par cette dame inconnue.
T. W
UN DERNIER AMOUR DE RENÉ
PROLOGUE
_À M. de Chateaubriand_
Paris, 15 mars 1816.
Monsieur le Vicomte,
J'ai trouvé chez moi, parmi de vieux papiers négligés, un petit manuscrit dont la lecture
m'a vivement intéressée. C'est, à ce qu'il m'a paru, la copie d'une correspondance qu'on
avait voulu soustraire aux profanations révolutionnaires, mais qu'on n'avait pu se
résoudre à sacrifier tout à fait.
L'élégance et la pureté du style de ces lettres, les nobles sentiments dont elles sont
remplies, et le tableau consolant et mélancolique qu'offre leur ensemble dans un espace
de trente-trois années, me donnèrent le désir de les faire imprimer, en changeant toutefois
les noms des lieux et des personnes, par respect pour ces dernières, s'il en existait encore.
Je n'ai point de notions là-dessus, parce que j'habite le Vivarais où je
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.