Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... | Page 3

Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet
plaintes de Mme de V... Si
intéressantes que soient ces dernières lettres de Chateaubriand, bien plus profondément
nous émeuvent les longues et maladroites réponses où l'amie, affolée, s'épuise en efforts
inutiles pour retenir une attention qui se détourne d'elle. C'est dans ces réponses que se
révèlent à nous, en même temps, tout l'amour de Mme de V... et toute sa souffrance. Et
puis nous nous rappelons son âge, la situation particulière où elle se trouve vis-à-vis de
l'homme qu'elle aime d'un tel amour: et nous ne pouvons nous empêcher d'imaginer quel
magnifique sujet aurait été, pour un Balzac, ce roman de «l'inconnue» de Chateaubriand.
Enfin,--après combien de luttes, et avec quelle crainte!--Marie se décide à affronter la
présence de son ami; et ainsi s'achève son triste roman. «M. de Chateaubriand est venu
me voir le samedi 30 mai et le samedi suivant, 6 juin», écrit-elle, bien des années plus
tard, à la dernière page d'un cahier où elle vient de recopier, une fois de plus, toute sa
correspondance avec «l'élu de son coeur». Et celui-ci s'en va aux eaux de Cauterets, où il
l'avait maintes fois invitée à l'accompagner; et elle, pendant les longues années qui lui
restent à vivre (elle est morte en 1848, presque en même temps que Chateaubriand), nous
ne voyons pas qu'elle tente même la plus timide démarche pour se rappeler au souvenir
de celui qui, jadis, jurait «d'aimer pour la vie sa Marie inconnue».
Heureuse est-elle encore d'être morte avant lui, et de n'avoir pas pu lire, dans les
_Mémoires d'Outre-Tombe_, le récit d'une aventure arrivée précisément pendant ce
séjour aux eaux de Cauterets!
Voilà qu'en poétisant (il s'amusait à composer une ode) je rencontrai une jeune femme
assise au bord du gave. Elle se leva et vint droit à moi. Elle savait, par la rumeur publique,
que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait
depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue. La mystérieuse anonyme se dévoila:
_patuit dea._ J'allai rendre une visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle
m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre: je fus forcé de la reporter
chez elle dans mes bras... J'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure;
la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur; la spirituelle, déterminée,
et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice: elle est mariée[3].

[Note 3: _Mémoires d'Outre-Tombe_, IIIe partie, livre XIII. On trouvera, sur cet épisode,
des renseignements très curieux dans une étude de M. Victor Giraud (Revue des Deux
Mondes, 1er avril 1899).]
Ainsi Chateaubriand, pendant les deux années qu'a duré sa correspondance avec Mme de
V..., avait une autre «inconnue», à qui peut-être il promettait aussi de «l'aimer pour la
vie»! Peut-être lui avait-il proposé, à elle aussi, de venir le rejoindre à Rome, en même
temps qu'il le proposait à «Marie» et à Mme Récamier? Et peut-être n'est-ce pas
simplement le hasard qui la lui a fait rencontrer à Cauterets, «assise au bord du gave»? Il
avait toujours eu le goût de conduire en même temps plusieurs petites intrigues
sentimentales, traitant chacune d'elles avec tant de chaleur, et tant de mystère, qu'on
pouvait croire qu'il s'y donnait tout entier; mais parfois le mystère se découvrait, et un
pauvre coeur de femme en était déchiré. Heureuse du moins «Marie» de n'avoir pas
connu cette souffrance-là!
Oui,--les lettres qu'on va lire le prouvent une fois de plus, --Chateaubriand avait raison de
dire que «son amour portait malheur»; mais nous soupçonnerions volontiers que la faute
en était au moins autant à lui-même qu'à la fatalité. Il était fait de telle sorte que, attachant
toujours beaucoup plus de prix à ce qu'il n'avait pas qu'à ce qu'il avait, il ne pouvait
s'empêcher de le laisser voir. La dureté qu'on lui a reprochée pour les femmes qui ont
«agréé sa vie» semble bien avoir consisté surtout en un contraste trop rapide, trop peu
dissimulé, entre ses façons d'agir à leur égard avant et après sa victoire sur elles; et sans
doute ses amies l'auraient trouvé moins dur s'il ne les avait pas habituées, d'abord, à
toutes les douceurs d'une tendresse, d'une prévenance, d'une sollicitude infinies. Ses
premières lettres à Mme de V... suffiraient pour nous donner une idée de l'art vraiment
merveilleux que ce grand artiste savait mettre à la conquête d'un coeur. Tous les mots y
sont des caresses; et leur musique même, tour à tour langoureuse ou pressante, c'est avec
un attrait irrésistible qu'elle murmure: «Venez à moi!» Comme on comprend que,
accoutumée à une telle musique, une femme ait pleuré toutes ses larmes avant de se
résigner à ne plus l'entendre!
Mais Mme de V... avait l'esprit trop droit et l'âme trop généreuse pour ne pas se rappeler
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