si, peut-être, Mme de V... n'a pas fait absolument
tout ce qui était en son pouvoir pour dissiper le malentendu, nous ne croyons pas que
personne, ayant lu ses lettres, trouve jamais le courage de le lui reprocher.
Personne n'aura jamais le courage de lui reprocher que, lorsque l'homme qu'elle adorait a
enfin daigné s'enquérir d'elle, elle ne lui ait pas nettement déclaré qu'elle n'était pas la
jeune femme qu'il semblait supposer. Elle avait alors près de cinquante ans; elle aurait pu
le dire à Chateaubriand, et ne le lui a pas dit; on sent qu'elle n'a pas eu la force de s'y
résigner. Mais, on le sent aussi, elle a cruellement souffert de ce malentendu qu'elle
n'osait dissiper. Sans cesse, et de mille façons les plus touchantes du monde, elle s'efforce
de suggérer à Chateaubriand qu'elle ne saurait attendre de lui qu'une amitié toute
fraternelle. Tantôt elle le gronde de sa familiarité, tantôt elle projette de ne plus lui écrire;
elle va même jusqu'à le prier de se renseigner sur elle auprès d'amis communs. Et le poète
s'obstine dans ses illusions, avec une insistance dont on devine que la pauvre femme est à
la fois effrayée et ravie. «Votre écriture est toute jeune, lui dit-il, la mienne est vieille
comme moi.» Il est certain de retrouver en elle, quand il la verra, «une image de femme
qu'il s'est faite depuis sa jeunesse», et qu'il «n'a encore rencontrée nulle part». Quand elle
lui demande de «ne penser à elle que comme à une personne simple et bonne qui l'aime
de tout son coeur», il l'accuse de vouloir «commencer une correspondance orageuse». Et
il achète une carte de France, pour y regarder l'endroit où demeure «Marie»; et il l'invite à
venir avec lui à Rome; et il lui parle des longues années «qui seront pour elle, et non pour
lui qui s'en va». Mais surtout il veut la voir; c'est comme le refrain de toutes ses lettres:
«Venez à moi!... Il faut que je vous voie!»
Et d'autant plus Mme de V... a peur de se laisser voir. L'affection de Chateaubriand lui est
désormais devenue si nécessaire qu'elle s'épouvante à l'idée de la perdre. «Ma vie, lui
écrit-elle un jour, s'est passée tout entière à désirer votre affection et à fuir votre
présence.» Ou plutôt elle désire de toute son âme la présence de son ami: elle rêve de le
rencontrer aux eaux où il doit aller, de l'avoir près d'elle dans son château, de se promener
avec lui sous le mail de l'Infirmerie Marie-Thérèse; mais, dès que l'occasion s'offre à elle
de réaliser un de ces rêves, elle hésite, elle ajourne, elle invente un prétexte pour rester
«inconnue» quelque temps encore. Que d'angoisses il y a en elle, dont chacune de ses
lettres nous apporte l'écho! Et comme ses lettres nous sont aujourd'hui expressives et
touchantes, avec leurs contradictions, leurs alternatives de confiance et de désespoir, avec
ce gracieux déploiement d'images et de style par où elle s'efforce de se gagner, dans le
coeur de son «maître», une estime assez forte pour pouvoir survivre aux désillusions de
l'amour! «Pourquoi donc, lui demande-t-elle naïvement, pourquoi ne pouvez-vous
m'aimer par mes lettres, comme je vous aime par vos livres?»
Mais Chateaubriand s'obstine à ne pas la comprendre. Il ne voit, dans toute cette conduite,
qu'un caprice, peut-être une ruse pour piquer davantage sa curiosité. Et, en effet, sa
curiosité se pique sans cesse davantage, pendant les premiers mois de la correspondance.
Il écrit lettre sur lettre, du ton à la fois le plus tendre et le plus sincère. Lui dont Mme de
Duras disait «qu'il ne répondait jamais rien qui eût rapport à ce qu'on lui écrivait», il n'y a
pas dans les lettres de Mme de V... un seul passage où il ne prenne à coeur de répondre.
Puis, peu à peu, on sent que sa curiosité commence à se fatiguer. La chute du cabinet
Villèle vient de lui rendre l'espoir d'un grand rôle politique: il refuse des offres de
ministères, il se fait nommer ambassadeur à Rome: une vie nouvelle s'ouvre devant lui,
qui ne lui laisse plus guère de loisirs pour échanger des rêves et des confidences avec une
«soeur» qu'il n'a jamais vue.
Il continue cependant à solliciter les lettres de son inconnue; il continue à lui dire: «Il faut
que je vous voie!» Mais il le lui dit avec moins d'impatience; et sa pauvre «Marie», qui
naguère le priait de ne penser à elle que comme à une bonne et simple amie, lui reproche
maintenant que ses lettres «aient une sorte de style anonyme, comme si elles ne
s'adressaient à personne!» Hélas! oui, les dernières lettres de Chateaubriand, plus
précieuses peut-être pour nous que les premières par les renseignements historiques
qu'elles nous offrent, justifient les reproches et les
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