Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... | Page 7

Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet
pas très heureuse, je suis, je crois, difficile en bonheur. Ce mot de La Bruyère, _Il est malaisé d'être content de quelqu'un_, me revenait pour m'effrayer. Je sentais que j'allais recevoir une décision bien plus importante pour moi que si elle e?t fixé les plus grands intérêts de ma vie extérieure. Je tachais de me fortifier contre la perte d'une espérance trop douce. Je la jugeais moi-même chimérique. J'ouvre enfin cette lettre si désirée et maintenant si redoutée. Un coup d'oeil rapide me montre qu'elle est longue, qu'elle est de votre main; je vois briller ce nom chéri, synonyme de tout ce qu'il y a de plus noble et de plus beau dans ce monde: et les mots de reconnaissance, d'amitié, de tendre hommage, frappent mes yeux et mon coeur. Mon Dieu! que ce moment m'a été doux! Je ne connaissais pas le tumulte d'idées et de sentiments dans lequel jette un bonheur inattendu: il m'a fallu du temps pour m'en remettre.
Mais est-il vrai, monsieur le vicomte, qu'avec la généreuse confiance de l'ame la plus belle qui f?t jamais, vous acceptiez une affection étrangère, et lui remettiez le soin de remplacer les ingrats qui vous ont fui? Avec quelle vive et profonde reconnaissance je re?ois cet honneur! Avec quel plaisir j'ose vous donner l'assurance que je le mérite! Ah! tout le monde, sans doute, vous admire et vous honore: beaucoup de personnes vous aiment: mais aucune ne saura vous chérir mieux que moi.
Vous me demandez ce que je pense? Cette question que votre bonté m'adresse est un bonheur de plus pour moi, je n'aurais jamais osé vous entretenir avec quelque détail des sentiments que je vous ai voués depuis mon enfance. Ils ont toujours rempli mon coeur et tenu une si grande place dans ma vie qu'ils se répandent quelquefois dans mes conversations et surtout dans mes lettres. Le hasard m'en a fait retrouver plusieurs ici, écrites à diverses personnes, en différentes circonstances et à des époques très éloignées. En copiant pour vous, monsieur le vicomte, quelques-uns des passages où je parle de vous, vous verrez non seulement ce que je pense à présent, mais ce que j'ai toujours pensé. Alors mes inquiétudes du 13 novembre, la lettre qu'elles me poussèrent à vous écrire, la joie que j'ai ressentie de votre réponse et l'éloignement où je suis restée de vous, vous seront expliqués par l'existence d'un attachement qui, pour être extraordinaire, n'en est pas moins fidèle et inaltérable.
_Du 29_. Monsieur le vicomte, ce matin, à mon réveil, la pensée que vous êtes plus heureux et mieux portant, que vous connaissez mes sentiments, que vous en êtes touché, que vous les acceptez et que vous me l'avez écrit, ne m'a plus semblé qu'un beau rêve. Mais la vue de votre lettre, que j'ai déjà relue tant de fois, m'a rassurée sur la réalité d'une situation si douce. J'ai aussi relu ma lettre, et j'ai pensé qu'il fallait la refaire. Mais ce changement m'a laissée encore plus mécontente. Cette nouvelle lettre était sèche, froide, et comme menteuse. Je l'ai jetée dans le feu; celle-ci partira.
Pourquoi vous cacherais-je une partie de mes sentiments, et quel intérêt pourriez-vous prendre à moi si vous les ignoriez? Mon nom ne vous présente point d'image; il ne vous rappelle aucun souvenir; il ne vous offre aucune espérance. Mon existence relativement à vous n'a d'autre réalité que celle d'un écho que vous entendriez répéter votre nom dans la solitude.
Malgré ces raisons avec lesquelles je m'encourage, je n'ose vous envoyer tant d'écriture à la fois, et ce sera le courrier de demain qui vous portera les copies dans lesquelles vous verrez ce que je pense.
Adieu, monsieur le vicomte, adieu, vous que depuis si longtemps j'ai nommé mon étoile chérie! Si je ne vous étais pas inconnue, je remplacerais à la fin de ma lettre la formule d'usage, que vous repoussez, par celle d'Henri IV: _Mon cher monsieur de Beuvron, faites-moi ce bien de m'aimer![5]_ Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, je me borne à vous souhaiter un bonheur inaltérable.
Marquise de V...
[Note 5: Mme de V... ignorait que Chateaubriand, en 1821, avait écrit à Mme de Custine ?qu'on lui avait un peu gaté Henri IV? à force de lui en parler dans ces derniers temps.]

IV
_De M. de Chateaubriand_
Paris, 10 décembre 1827.
Ainsi, mon ancienne amie, j'avais en France une personne inconnue qui me défendait à mon insu, qui prenait mon parti même contre un ministre de l'Empire[6], qui soutenait que ce gros livre[7] que je viens de réimprimer et de condamner moi-même n'était ni aussi impie, ni aussi mauvais qu'on se plaisait à le dire! Savez-vous, Madame, que cela ne ressemble pas mal à ces fées bienfaisantes qui protégeaient les faibles et les malheureux? Je suis pourtant charmé que mon bon génie ait manqué l'occasion de me voir. On prête à

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