Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... | Page 8

Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet
ce qu'on aime en pensée mille agréments que la réalité détruit. Dans ma jeunesse, je m'étais fait une image de femme que je n'ai rencontrée nulle part. Ce fant?me charmant, qui me suivait partout, qui était toujours invisible à mes c?tés et que j'aimais à l'idolatrie, si vous m'apparaissiez, je le reconna?trais; mais, moi, serais-je ce que vous avez rêvé? Non, sans doute. Le vent de l'adversité n'a pas plus épargné ma moustache que celle d'Henri IV, et mes années sont écrites sur mon front.
[Note 6: Parmi les pièces envoyées par Mme de V... à Chateaubriand se trouvait la copie d'une de ses lettres de 1812, où elle racontait à son père une discussion qu'elle venait d'avoir avec Montalivet, alors ministre, au sujet de l'_Essai sur les Révolutions_.]
[Note 7: Chateaubriand venait de rééditer son _Essai sur les Révolutions_, dans le premier volume de ses _oeuvres complètes_.]
Savez-vous, Madame, que tous les ans je veux aller aux eaux des Pyrénées? Si je faisais ce voyage, et si je ne passais pas bien loin de votre maison, me recevriez-vous? Voilà comme je suis fait: au commencement de cette lettre, je vous disais que je ne voulais pas vous voir, et, à la fin, je vous menace d'une prochaine visite! Vous me demandez une lettre par an, et en voilà deux en moins d'un mois! Vous me direz, Madame, quand vous aurez assez de moi.
Je prie ma généreuse protectrice d'agréer mon tendre et respectueux hommage.
CHATEAUBRIAND.

V
_à M. de Chateaubriand_
H., 16 et 19 décembre 1827.
Serez-vous surpris, monsieur le vicomte, que la lecture de votre lettre m'ait laissé beaucoup de tristesse et de confusion? Si je vous parle de cette impression, ce n'est pas pour m'en plaindre, mais pour vous dire que, parce qu'il n'y a pour moi aucune autorité si haute et si chère que la v?tre, j'accepte de bon coeur la petite correction que vous m'avez envoyée, comme une preuve de votre amitié naissante. Je suis certaine de l'avoir méritée par l'imprudence de mes lettres, puisque vous en jugez ainsi.
J'ai hate de vous dire que je n'ai rien _rêvé_. Parmi les qualités que vous possédez, celles qui m'attachent à vous ne peuvent être mises au rang des illusions. L'affection que j'ai pour vous, monsieur, c'est de l'estime toute pure. En voilà pour toute ma vie. Je ne connais rien sur la terre de plus réel et de plus solide que cela. Cette affection n'a rien que je veuille cacher ni aux autres ni à vous-même. Si vous n'aviez pas été persécuté, si votre conduite n'avait pas révélé votre ame, si sa noble et touchante empreinte ne faisait pas le charme le plus irrésistible de vos immortels écrits, je laisserais à d'autres le soin de les louer, et je ne penserais pas plus à vous que je ne pense à Tacite ou à Virgile.
Mais vous devez avoir souffert de la vanité d'autrui; cette laide passion a beaucoup d'empire sur nos compatriotes; vous lui offrez une puissante tentation; elle a d? souvent troubler votre bonheur dans vos sentiments les plus doux. L'habitude de la rencontrer sous vos pas doit vous rendre quelquefois inattentif à des sentiments plus estimables et plus dignes de vous. Les miens sont de ceux-là. Dans la solitude où s'écoule ma vie, personne ne sait, personne ne saura que vous m'écrivez, et qu'il m'y arrive de vous des paroles décevantes et légères qui me font mal.
Vous parlez de faibles et de malheureux: c'est peut-être parce que le sort m'a rangée parmi eux que j'ai ressenti vos chagrins. C'est apparemment la même raison qui, dans ce moment, fait rouler des larmes sur mes joues; elles n'ont pourtant été provoquées que par une raillerie bien douce. Mais le railleur, c'est vous, et le sujet me tient bien au coeur! Quelqu'un que vous avez, je crois, aimé[8] a dit: ?_Les coeurs souffrants ainsi que les santés faibles s'affectent de mille nuances que le bonheur et la force n'aper?oivent pas_.? Ah! vous ne savez pas quel délicieux abri je trouverais dans quelques expressions affectueuses qui me viendraient de vous!
[Note 8: Cette pensée, avec son élégante et fine niaiserie, pourrait bien être de Joubert.]
Je vous demande en grace d'oublier votre beau _fant?me_ quand vous vous souviendrez de moi. Je suis attristée de la pensée de lui être comparée, je ne puis lui ressembler, moi qui n'ai peut-être rien d'aimable, et s?rement rien de brillant. Ne pensez à moi que comme à une personne simple et bonne qui vous aime de tout son coeur, parce qu'elle vous conna?t trop bien pour pouvoir s'en empêcher! Voilà mes sentiments! Voilà aussi ceux que vous m'auriez accordés, s'il m'e?t été donné de vivre près de vous! Il n'y aurait eu là ni déception ni mécompte, ni serrement de coeur comme ce soir.
Si j'ai mal compris votre lettre, monsieur le vicomte, excusez-moi! Le sentiment

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