Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... | Page 6

Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet
circonstances qui me sont personnelles et non d'après les règles générales de la bienséance! Je ne crois cependant pas les enfreindre aujourd'hui; il me para?t simple de vous demander de vos nouvelles, et juste que vous m'en fassiez donner, car j'ai passé beaucoup d'années, je ne dis pas à vous admirer (l'admiration ne me donnerait aucun droit particulier auprès de vous), mais à vous chérir avec une attention que rien n'a pu détourner. D'ailleurs qui peut mieux que vous justifier une exception, et combien de fois ne devez-vous pas avoir re?u des marques d'attachement de personnes auxquelles le sort, ainsi qu'à moi, a refusé le bien de vous conna?tre et d'obtenir votre affection?
Recevez donc avec bienveillance l'assurance du profond attachement que je vous ai voué pour toujours, et celle des voeux que je ne cesse de former pour votre bonheur.
j'ai l'honneur d'être avec un tendre respect, monsieur le vicomte, votre très humble servante.
La marquise de V... née d'H.
H., 13 novembre 1827, près La Voulte en Vivarais.

II
_De M. de Chateaubriand_
Paris, 24 novembre 1827.
Madame la Marquise,
J'espère que vous n'avez pas cru sérieusement que je laisserais à mon secrétaire l'honneur de vous répondre. Votre lettre, madame, m'a pénétré de reconnaissance; j'accepte cordialement votre amitié _étrangère_, elle remplacera celle de tant de vieux amis qui ont fui avec la fortune. Je vais donc sur-le-champ vous donner les ennuis de l'intimité. Mme de Chateaubriand est un peu moins souffrante, ma santé est aussi un peu meilleure. Tout cela est à charge de revanche, madame la marquise: vous allez être obligée de me dire ce que vous faites, comment vous vous portez, ce que vous pensez? Mais ne sais-je pas d'avance ce que doit être l'amie de M. Hyde de Neuville? Réjouissez-vous, madame: le voilà nommé dans la Mayenne. Il viendra nous aider à débarrasser la France des seuls ennemis qui restent au roi, les ministres.
Je voudrais bien, madame, que mon écriture ressemblat à la v?tre; mais voilà déjà un des inconvénients de mon amitié: votre écriture est toute jeune, la mienne est vieille comme moi[4]. Il vous faudra beaucoup de temps pour apprendre à la lire. Je suis presque tenté de désirer de n'être jamais connu de vous; j'aime trop vos illusions, madame, pour n'avoir pas peur de les dissiper par ma présence. Si vous m'écrivez, de grace ne me parlez plus de respect! C'est moi, madame, qui mets le mien à vos pieds, avec les tendres hommages que vous me permettez de vous offrir.
CHATEAUBRIAND.
[Note 4: ?Je parle souvent de ma tête grise: calcul de mon amour propre, afin qu'on s'écrie en me voyant: _Ah! il n'est pas si vieux!..._ Ma petite ruse m'a réussi quelquefois.? (_Mémoires d'Outre-Tombe_, IVe partie, livre V.)]

III
_à M. de Chateaubriand_
H., 28 novembre 1827.
Monsieur le Vicomte,
Je vous remercie mille fois de m'avoir appris que Mme de Chateaubriand est mieux portante et que vous êtes vous-même plus content de votre santé.
Je dois marquer le jour où j'ai re?u votre lettre avec une pierre blanche. Je n'ose pas vous dire combien le nombre de ces jours est petit, parmi celui des miens.
Lorsque, dans le premier moment d'alarme où me jeta la nouvelle de votre chagrin et de l'altération de votre santé, je vous écrivis pour vous offrir l'hommage du profond intérêt que j'y prenais et pour vous prier de me faire donner de vos nouvelles et de celles de Mme de Chateaubriand, je crus faire une chose juste et simple. Cependant, la crainte que ma lettre vous par?t peu convenable traversa mon esprit, au moment même où j'écrivais. La réflexion fortifia cette crainte, et l'élection de M. Hyde de Neuville ne put m'en distraire; votre pensée ne me quittait pas. Je faisais et refaisais souvent, intérieurement, la réponse que j'espérais recevoir de vous, d'abord telle que je la désirais, ensuite telle qu'il était probable qu'elle serait, et plus tard telle que je la craignais. Enfin j'avais fini par me résigner à n'en point avoir du tout. Je me souvenais que ma lettre s'était trouvée plus affectueuse que je n'avais d'abord compté la faire. Dès lors, vous n'étiez pas homme à l'abandonner à un secrétaire; cependant, en y pensant bien, je ne pouvais supposer qu'un nom qui vous était inconnu obtiendrait de vous des égards de sentiment jusqu'à vous faire sacrifier une partie de votre temps et entrer en correspondance avec une étrangère. Je pensais donc que je n'aurais de vous que des remerciements aimables et pleins de bonté, et que vous en chargeriez M. Hyde de Neuville, lorsque vous le reverriez.
Ce matin, parmi les lettres qu'on m'apporte, j'en vois une qui me frappe. Une écriture qui m'est étrangère: sur le cachet, des lettres initiales qui ne me l'ont jamais été m'annoncent bien vite de qui elle me vient. Alors le coeur me manque, et je n'ose plus l'ouvrir. Bien que je ne sois

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