en est temps encore, et, puisque votre coeur est plein de
la vérité et de son amour, il n'y a entre ce peuple et vous qu'une erreur de calcul dans le
calendrier, que vous consultez chacun d'un point de vue différent. Ne faites pas dire à la
postérité: «Ce grand homme mourut les yeux ouverts sur l'avenir et fermés sur le présent.
Il prédit le règne de la justice, et, par une étrange contradiction trop fréquente chez les
hommes célèbres, il se cramponna au passé et ne travailla qu'à le prolonger. Il est vrai
qu'un vers de lui eut plus de valeur et plus d'effet que tous les travaux politiques de sa vie;
car, ce vers, c'était la voix de Dieu qui parlait en lui, et, ces travaux politiques, c'était
l'erreur humaine qui l'y condamnait; mais il est cruel de ne pouvoir l'enregistrer que
parmi les lumières, et non parmi les dévouements de cette époque de lutte dont il
méconnut trop la marche rapide et l'issue immédiate.»
Si vous arrivez à la présidence de la Chambre, et que vous ne soyez pas, sur le fauteuil,
un autre homme que celui de la chambre voûtée de Saint-Point, tant mieux. Je crois que,
là, vous pouvez faire beaucoup de bien; car vous avez de la conscience, vous êtes pur,
incorruptible, sincère, honnête dans toute l'acception du mot en politique, je le sais
maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme, d'abnégation et de pieux
fanatisme pour être en prose le même homme que vous êtes en vers! Non, vous ne le
serez pas; vous craindrez trop l'étrangeté, le ridicule; vous serez trop soumis aux
convenances; vous penserez qu'il faut parler à des hommes d'affaires, comme avec des
hommes d'affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte étroite et sourde, la voix
d'un homme de coeur et de génie retentit dans l'espace et remue le monde.
Non, vous ne l'oserez pas! après avoir dit les choses magnifiques dont vos discours sont
remplis, vous viendrez, avec votre second mouvement,--ce second mouvement qui
justifie si bien l'odieux proverbe de M. de Talleyrand,--calmer l'irritation qu'excitent vos
hardiesses et passer l'éponge sur vos caractères de feu. Vous viendrez encore dire comme
dans vos vers: «N'ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis point un démocrate, je
craindrais trop de vous paraître démagogue.» Non, vous n'oserez pas!
Et ce n'est pas la peur des âmes basses qui vous en empêchera; je sais bien que vous
affronteriez la misère et les supplices; mais ce sera la peur du scandale, et vous craindrez
ces petits hommes capables qui se posent en hommes d'État et qui diraient d'un air dépité:
«Il est fou, il est ignorant, il est grossier et flatte le peuple; il n'est que poète, il n'est pas
homme d'État, profond politique comme nous.» Comme eux! comme eux qui se
rengorgent et se gonflent, un pied dans l'abîme qui s'entr'ouvre sans qu'ils s'en doutent et
qui déjà les entraîne!
Mais, quand même l'univers entier méconnaîtrait un grand homme courageux, quand le
peuple même, ingrat et aveuglé, viendrait vous traiter de fou, de rêveur et de niais... Mais
non, vous n'êtes pas fanatique, et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur
le Sinaï. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire, mais vous ne devez
pas y être un homme ordinaire. Vous devez porter les feux dont vous avez été embrasé
dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais coeurs
languissent et se paralysent.
Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste à être un homme
vertueux.
Faites, ô source de lumière et d'amour, que le zèle de votre maison dévore le coeur de
cette créature d'élite.
CCLXXIII
A M. CHARLES DELAVEAU, A LA CHÂTRE
Paris, 13 avril 1848.
Mon cher Delaveau,
Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez moi pour ne pas me rencontrer. C'est
la faute de Duplomb, que j'avais chargé de vous demander pour moi cette entrevue, en le
priant de me faire savoir si l'heure et le jour vous convenaient. Ne recevant de lui aucun
avis, j'ai pensé qu'il n'avait pas encore pu vous voir.
Ma soirée de demain n'est pas libre et je pense m'absenter après-demain pour quelques
jours. Je viens donc, tout en vous remerciant d'avoir répondu à mon appel, vous mettre,
par écrit, au courant de l'objet de l'explication que je désirais avoir avec vous de vive
voix.
J'ai appris qu'au moment de nos élections, une manifestation avait été faite à Nohant par
les ouvriers de la Châtre. Cette manifestation fort peu menaçante, je le sais, était pourtant
hostile et les cris de _A bas madame Dudevant! A bas Maurice Dudevant! A bas les
communistes! A bas les ennemis de M. Delaveau!_
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