Contes rapides | Page 6

Francois Coppée
la lourde armoire de chêne, celle où le paysan cache son magot, sa poignée de louis ou d'écus, dans un sac ou dans un vieux bas.
Pour la première fois de sa vie, l'homme venait de commettre une effraction, de risquer le bagne. Eh bien! il fallait aller jusqu'au bout.
Il prit vivement le couteau sur la table et s'approcha de l'armoire, pour la forcer. Mais tout près du meuble, sur la muraille, un papier, dans un cadre de bois noir, attira son attention. Machinalement, il y jeta les yeux et lut d'abord ces mots imprimés: ?75e régiment d'infanterie?.
Il s'arrêta net.
C'était un certificat de libération délivré au nommé Dubois (Jules-Mathieu), caporal clairon à la 2e compagnie du 3e bataillon.
Ainsi, il allait voler un homme de son ancien régiment. Pas de son temps, non! La date du papier était récente. Mais n'importe!
Et voilà que, le coeur remué, il hésite maintenant à faire le coup.
--?Comme on est bête!? dit-il à demi-voix.
Soudain, son regard se reporte vers la table, où sont la miche et le tabac, et son parti est bien vite pris, au pauvre diable. Il coupe la miche par moitié, tire sa pipe de sa poche et la bourre,--on peut emprunter cela à un camarade, pas vrai?--puis, s'élan?ant hors de la maison, il reprend, en mangeant son pain, le sentier à travers les blés, le chemin de traverse, la grand'route; et quand il passe de nouveau, sa pipe allumée, devant le Christ du carrefour, il lui dit, sans le saluer, avec une grimace gaie au coin de la lèvre, où rit un reste de la blague du soldat d'Afrique:
?Toi, mon vieux, c'est dommage que tu n'aies pas servi au 75e!... Sans cela, tu me ferais trouver du travail, ce soir, à l'étape.?

L'Orgue de Barbarie

I
Que la musique est nostalgique! Comme elle évoque douloureusement les vieux souvenirs! Et combien lamentable, au fond du crépuscule de Novembre, le son pleurard de l'orgue de Barbarie qui joue une ancienne polka!
Un ancien air de polka qui faisait sauter tout Paris il y a quinze ans, quand vous en aviez dix-huit à peine, madame! Oui! vous, la pauvre blonde flétrie, qui portez un chapeau de velours bleu bien fané pour ses brides neuves, et qui poussez la petite voiture où dort votre troisième bébé, sous les platanes sans feuilles du triste boulevard de banlieue.
Comme vous étiez jolie, du temps où l'on tapotait cette polka dans les sauteries bourgeoises à verres de sirop et à gateaux secs! Quelle matinée de printemps vous faisiez alors avec votre frais visage d'un ovale corrégien et ces admirables cheveux ondés, couleur de blé m?r, dont vous avez perdu la moitié, hélas! à votre deuxième couche!
Sans dot!... Oui! vous n'aviez pas de dot. Pouvait-il en être autrement pour la fille d'un honnête sous-chef, n'obtenant régulièrement de ses supérieurs que cette note désespérante: ?Bon et modeste serviteur, très utile dans son emploi?, de ce pauvre bonhomme qui, dans les bals où il vous accompagnait, n'osait pas s'asseoir à la table de whist à dix sous la fiche, et tatait constamment la poche de son gilet, pour s'assurer qu'il n'avait pas perdu les trois francs du fiacre de nuit?
Sans dot!... Toutes les glaces du salon vous disaient que vous n'en aviez pas besoin, quand vous entriez au bras de votre père, radieuse dans un brouillard rose. Qui pouvait se douter que la maman, restée au logis pour cause de toilette, avait repassé votre jupon sur la table de la salle à manger et que vous-même aviez coupé et cousu votre robe? N'étiez-vous pas gantée jusqu'au coude? Comment aurait-on su que vous aviez des piq?res d'aiguille au bout des doigts?
écoutez la vieille polka que joue l'orgue de Barbarie haletant, au fond du crépuscule de Novembre. Ne dirait-on pas le chant d'une folle, entrecoupé de sanglots?
Il vous invitait souvent à la danser avec lui, cette polka, le beau jeune homme brun, à la moustache militaire, si élégant dans son frac bien coupé, que, dans vos pensées, vous appeliez par son petit nom, Frédéric. Il vous invitait à la danser avec lui, cette polka, et la mazourke aussi, et la valse. Votre voix tremblait un peu, quand vous répondiez: ?Oui, monsieur;? et votre main aussi tremblait, quand vous la mettiez dans la sienne. Car c'était un fils de famille, un assez mauvais sujet, disait-on, qui avait eu un duel,--quel prestige!--et dont le père avait deux fois payé les dettes.
Comme il vous entra?nait par la taille, d'une main ferme, et, dans les minutes de repos où vous vous appuyiez sur son bras, toute souriante et respirant vite, comme il vous troublait en vous regardant tout à coup dans les yeux et en vous adressant, d'une voix basse et chaude,--sur un rien, sur un détail de votre toilette, sur la fleur de vos cheveux,--un compliment très respectueux dans les termes, mais où
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