vigoureux jeune homme, quand la conscription l'avait pris et envoyé au 75e de ligne.
Les premiers temps au régiment, dire que c'étaient là ses seuls bons souvenirs! Pour la première fois, ce paria, ce souffre-douleurs, avait connu le sentiment de l'égalité, de la justice. L'uniforme était trop épais en été, trop mince en hiver, mais tous les soldats le portaient; le ?rata? de l'ordinaire soulevait le coeur bien souvent, mais les autres le mangeaient comme lui. A la chambrée, dans un lit tout près du sien, couchait un vicomte qui s'était engagé après quelques fredaines. On se tutoyait entre camarades. Ici--quelle surprise!--un homme valait un homme; et, pour s'élever au-dessus du niveau, pour sortir du rang, une seule vertu suffisait: l'obéissance. Il la pratiqua, sans effort. Plus intelligent, moins illettré que la plupart des lourdauds à pantalon rouge, il avait gagné au bout de la première année de service ses galons de caporal; au bout de la deuxième, sa sardine de sergent. Maintenant, les tourlourous mettaient les premiers la main au képi, quand ils le rencontraient dans les rues de la garnison.
Un instant d'ivresse, de folie, avait suffi pour le perdre. Il commen?ait un nouveau congé; il venait d'être nommé sergent-major. Un jour qu'il avait dans sa poche l'argent de la compagnie, trois verres d'absinthe, bus coup sur coup, par bravade, et un caprice bestial pour une fille aux yeux méchants, avaient fait de lui un voleur, un criminel. A partir de là, tout dans sa vie redevenait horrible. Dans un éclair de pensée, il se revoyait, le dos vo?té par la honte, devant les épaulettes et les croix d'honneur du conseil de guerre. Puis c'étaient les interminables années au bataillon d'Afrique, le travail au soleil ardent sur les routes, la fièvre du silo. Il était sorti de cette fournaise et de cette infamie br?lé de la soif éternelle de l'alcoolique et gangrené de vice jusqu'au coeur.
Aucune chance non plus; pas une bonne occasion. Son temps fait, il n'avait rencontré personne pour lui tendre la perche. Ouvrier par-ci, homme de peine par-là, il avait couru les chemins, vagabond poursuivi par son passé. Quand il souffrait trop de la faim, il commettait de petits vols, il ?chapardait?, comme en Algérie. La rude poigne de la justice lui était plus d'une fois retombée sur l'épaule. Où était-il donc, il y a deux ans? En prison. Et l'hiver dernier? En prison encore. Et depuis trois jours, dans ce pays inconnu où il errait, il n'avait pas trouvé une journée à faire, en pleine moisson. Et il avait dépensé son dernier sou, mangé sa dernière cro?te. Que devenir? Que faire?
L'homme, en suivant toujours la grand'route, atteignit un carrefour. Une croix s'y dressait,--une croix de mission,--avec un Christ en bois grossièrement sculpté, dont les pluies avaient effacé la peinture.
Il haussa les épaules et prit à gauche.
Deux cents pas plus loin, il vit une belle et blanche maison de campagne, séparée de la route par une pelouse et un large saut-de-loup. Une jeune femme, en peignoir bleu, s'abritant d'une ombrelle, parut sur le perron et appela un petit gar?on qui jouait dans l'herbe avec un gros terre-neuve:
?Bébé! bébé!?.
L'enfant courut vers sa mère, et le chien, soudain furieux, vint en trois bonds jusqu'au saut-de-loup, et aboya longuement après le sinistre voyageur.
Il montra le poing à cette maison de riches, où les fleurs matinales semblaient exhaler du bonheur, et, pris d'un besoin farouche de solitude, il se jeta dans un sentier, à travers la campagne.
C'était ainsi qu'il se trouvait dans cette grande plaine, au milieu des hauts épis, les jambes cassées de fatigue, le grondement de la faim dans les entrailles, seul, perdu, désespéré.
Tout à coup, un coq lan?a sa claire fanfare. Une maison était proche. L'homme avait trop faim. Tant pis! Il irait là pour mendier, pour voler, pour tuer, s'il le fallait. Il fit tournoyer son gourdin, hata le pas, et, au bout du sentier, qui tournait brusquement, se trouva devant une petite métairie. Hardiment, il traversa la cour en effarant la volaille, se dirigea vers la maison, très basse et couverte en chaume, et mit la main au bouton de la porte vitrée, qui résista.
--?Holà!? cria-t-il de toute sa force;--et, à quelques secondes d'intervalle, il répéta par trois fois: ?Holà!?
Pas de réponse. Les gens du logis étaient allés, sans doute, travailler aux champs.
Le vagabond enveloppa sa main droite dans son vieux chapeau de feutre pourri, enfon?a un carreau d'un coup de poing, tata la serrure, qui s'ouvrait en dedans et n'était point fermée à clef, poussa la porte et entra dans la maison.
Il se trouvait dans une salle basse, évidemment la seule habitée du logis. Il y avait là le lit, la cheminée, la huche, le dressoir, la table, où tra?naient une miche de pain, un couteau de cuisine et un paquet de tabac éventré; enfin,
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