vous deviniez on ne sait quel sous-entendu, qui vous faisait à la fois peur et plaisir!
Hélas! un jeune gaillard comme M. Frédéric n'était pas fait pour s'attarder dans les bals à verres d'orgeat. Il s'en alla vers d'autres fêtes; et, sans vous l'avouer à vous-même, vous en f?tes triste, n'est-ce pas? Puis deux, trois, quatre, cinq années s'écoulèrent. Vous ne mettiez plus de robe rose, étant devenue un peu pale, et, dans les sauteries bourgeoises où le répertoire musical ne change guère, on jouait toujours la vieille polka qui vous rappelait M. Frédéric.
A la fin, il a fallu voir les choses comme elles étaient, prendre un parti, et vous avez épousé le timide gar?on qui faisait danser les demoiselles osseuses et frisant la trentaine. Jadis, vous aviez plus d'une fois oublié son tour de quadrille, bien qu'il f?t inscrit sur votre petit carnet d'ivoire. Alors il vous faisait un peu pitié, convenez-en, ce bon M. Jules, avec ses cravates blanches trop empesées et ses gants nettoyés à la gomme élastique. Vous l'avez épousé, pourtant, et c'est, après tout, un travailleur, un brave père de famille. Il est maintenant sous-chef, comme feu monsieur votre père, et il obtient la même note décourageante: ?Modeste et utile serviteur; à maintenir dans son service.? Quand vous lui avez donné son deuxième gar?on, il est venu un peu d'ambition au pauvre homme, et, pour avoir de l'avancement, il a publié deux petites brochures spéciales; mais on s'est acquitté envers lui en le décorant des palmes académiques.
Trois enfants,--deux fils d'abord, et une gamine, venue bien plus tard,--c'est lourd! Heureusement que l'a?né est au collège, pourvu d'une demi-bourse. Avec beaucoup d'économie, on joint les deux bouts. Mais quelle vie médiocre et triviale! Le père, lui, part dès le matin, en emportant son déjeuner--un pain fourré et une fiole d'eau rougie--dans les poches de son pardessus; car, avant de s'installer sur son rond de cuir ministériel, il va faire un cours de géographie dans les pensionnats de jeunes filles. Vous, madame, vous n'avez pas le temps de vous ennuyer, et la journée est courte pour qui a tant à faire. Cependant, jamais un plaisir! Depuis un an, vous n'êtes allée qu'une fois au spectacle, en Septembre dernier, voir le Domino noir, avec des billets de faveur.
Vous êtes résignée, vaincue, sans doute. Mais ce vieil air de polka que joue toujours l'orgue obstiné vous fait souvenir que, l'autre soir, poussant comme aujourd'hui devant vous la petite voiture où dort votre enfant, et traversant ce même boulevard, vous avez failli être écrasée par une fringante victoria, et que vous avez reconnu, bien installé sous les couvertures, le beau M. Frédéric en personne, resté le même, ayant l'air toujours jeune des gens heureux, qui vous a jeté un regard dur en criant: ?Maladroit!? à son cocher.
N'est-ce pas, que cet orgue est insupportable?... Il se tait, heureusement. Et voici que la nuit monte. Là-bas, au bout du triste boulevard de banlieue, sur la fumée rouge qui succède au coucher du soleil, le gaz qu'on allume fait éclore ses étoiles blêmes. Rentrez à la maison, madame Jules. Votre second fils doit être déjà revenu de l'école, et, quand vous n'êtes pas là, il n'apprend jamais sa le?on du lendemain avant le d?ner. Rentrez à la maison, madame Jules. Votre mari va bient?t revenir de son bureau, plein de fatigue et de faim, et vous savez bien que, sans vous, la petite bonne à vingt-cinq francs par mois serait incapable de ?raccommoder? avec des pommes de terre et des oignons le reste du boeuf d'hier soir.
II
Que la musique est nostalgique! Comme elle évoque douloureusement les vieux souvenirs! Et combien lamentable, au fond du crépuscule de Novembre, le son pleurard de l'orgue de Barbarie qui joue un vieil air de galop!
A quoi songez-vous en l'écoutant, madame la comtesse, et pourquoi restez-vous debout et comme pétrifiée par la rêverie, près de la haute fenêtre de votre boudoir? Que peut vous rappeler, à vous, femme heureuse et dans la pleine beauté de vos trente ans, l'ancien air de galop joué là-bas, sur le triste boulevard, au delà des tilleuls dépouillés de votre jardin, par l'orgue de Barbarie gémissant et évocateur?
Il vous rappelle le vaste amphithéatre du ?Johnson's american Circus?, bondé de visages attentifs, tel qu'il était à l'époque de vos succès équestres. Les deux virtuoses nègres ont terminé leur concert comique en se cassant leurs violons sur la tête, et le palefrenier vient d'amener sur la piste votre cheval de voltige,--vous savez bien, l'énorme et paisible cheval blanc, tacheté de noir, qui faisait songer à une dinde crue, gonflée de truffes? Vous faites votre entrée alors, donnant la main au superbe ma?tre de manège en habit écarlate et coiffé à la Capoul, dont vous avez été un peu amoureuse, avouez-le, comme toutes les écuyères de la troupe.
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