rude moustache jaune qui traverse sa face boucanée grisonne déjà. En tout cas, il n'a pas honte de sa misère. Il a cranement campé en arrière son vieux feutre rongé par le soleil; dans son visage couleur de cuir ses durs yeux bleus étincellent d'audace; et il va pieds nus pour ménager sans doute la paire de gros souliers à clous bouclée sur son sac de soldat. Le pas ferme et la tête haute, ayant dans toute sa personne on ne sait quoi d'effronté et de militaire, l'homme suit un sentier très étroit entre deux grandes pièces de blé, et les hauts épis lui viennent presque jusqu'à l'épaule.
Il ne sait pas où ce chemin le conduit.
Autour de lui, la plaine s'étend à perte de vue, déserte, immobile dans la grosse chaleur de Juin.
A sa droite, des blés, des seigles, des avoines; à sa gauche, des avoines, des seigles, des blés. Là-bas, seulement, un long rideau de peupliers, vers lequel vole un corbeau; et plus loin, beaucoup plus loin, les collines boisées, d'un bleu tendre dans la brume grise de l'horizon.
L'homme suit le sentier monotone. Ici, la moisson foisonne de bleuets; là, de coquelicots. Tout près de lui, un grillon crie plus fort que les autres, comme exaspéré. L'homme s'arrête; le grillon se tait. Pas un nuage au ciel, où triomphe le soleil blanc de l'après-midi. Le vagabond essuie alors son front couvert de sueur avec sa manche, et, levant la tête d'un geste brusque, il jette un regard sombre au ciel pur.
La veille, dans le gros bourg rural où il est arrivé vers le soir, il s'est présenté à toutes les portes, le feutre à demi soulevé, et il a demandé d'une voix rauque et humble:
?Est-ce qu'il y a une journée à faire, ici??
Partout on lui a répondu, après un regard du haut en bas, dans lequel se voyait la méfiance du paysan ou l'effroi de la ménagère:
?Non... Nous n'avons besoin de personne.?
Il lui restait trois sous. Il a acheté un morceau de pain, et, tout en mangeant, il a continué son chemin, du c?té du crépuscule.
Un ruisseau d'eau vive coulait au bord de la route. Il s'est mis à plat ventre et il a bu à même.
Puis, quand la nuit fut venue,--une nuit de Juin, où palpitaient de larges étoiles,--il a sauté une haie, s'est installé dans un champ, avec son sac pour oreiller, et, comme il était harassé de fatigue, il a dormi jusqu'au lever du soleil.
Ce qui lui manquait le plus, depuis trois jours qu'il était si misérable, c'était son tabac.
Il s'éveilla dans l'herbe humide, le corps tout engourdi, se leva avec peine, frissonna sous ses haillons et murmura sourdement: ?Nom de Dieu!?
Puis il se remit en marche sur la grand'route,--l'ancien ?pavé du Roi?,--qui traversait une forêt.
La matinée était délicieuse. Une fra?cheur embaumée sortait des profondeurs vertes. Sur les bords de la route, l'herbe des vaines patures, tellement pénétrée de rosée qu'elle semblait pale, était criblée de petites fleurs des bois, blanc de lait, rose gris, lilas clair, toutes si pures! Là-haut, à la cime des grands arbres, le soleil levant lan?ait dans les feuilles ses premières fusées d'étincelles. A vingt pas, devant le voyageur, deux joyeux lapins, la queue en trompette, montrant leur blanc derrière, traversèrent la route en quelques bonds et disparurent dans le fourré. Les oiseaux chantaient éperdument.
Le vagabond, lui, songeait à son horrible passé.
Enfant de l'hospice, élevé chez une nourrice sèche, à la campagne, il ne se rappelait guère de sa première enfance que ses tremblements de terreur devant la vieille femme, la main toujours levée pour un soufflet. Pourtant, il avait grandi quand même, gar?onnet robuste, en glanant, en ramassant du bois mort avec elle. Elle faisait peur à tout le monde, passait pour une jeteuse de sorts, croyait elle-même l'être un peu, avait d'étranges superstitions; et, quand elle trouvait dans son poulailler un oeuf moins blanc que les autres, elle l'écrasait sous son sabot, persuadée qu'il contenait un serpent. Elle laissa l'enfant aller à l'école, où il apprit à lire, à écrire, à compter. Mais ses camarades, petits paysans aux joues rouges, pleins de soupe et de méchanceté, l'appelaient batard, fils de sorcière. Détesté d'eux, il les détesta, et ce furent cent batteries, où il était, heureusement pour lui, presque toujours le plus fort.
A quatorze ans,--sa vieille nourrice venait de mourir,--il n'aurait pas trouvé à s'employer dans le village, sans le voiturier qui venait d'entreprendre la correspondance du chemin de fer et qui avait besoin d'un galopin pour l'écurie. Il eut trois francs de gages par mois, la nourriture d'un chien, et coucha dans la paille. Ha? des gar?ons de l'endroit, moqué des filles, passant pour idiot parce qu'il était farouche, et n'étant jamais allé à la ville, située à trois lieues de là, il était ainsi devenu un grand et
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