Contes rapides | Page 3

Francois Coppée
il s'agit de faire dodo!?

III
Aujourd'hui, il se fait vieux, le conteur d'histoires d'amour, le marchand de rêves. Cinquante ans tout à l'heure, les cheveux poivre et sel, la patte d'oie au coin de l'oeil et l'estomac gaté,--une mauvaise pierre dans son sac, comme on dit.
Ce matin, lorsqu'il s'est réveillé, la bouche amère, et qu'il a lu le billet de faire-part, il n'a pas voulu, tout d'abord, aller à cet enterrement. Saluer le cercueil d'un homme qu'il méprisait! A quoi bon cette hypocrisie? C'était un ?confrère?, sans doute,--quel mot absurde!--mais un dr?le, une plume vénale. Pourtant, il n'avait pas eu à se plaindre de ce malheureux. Au contraire. Sans intérêt personnel, par simple go?t, ce journaliste lui avait toujours montré une sympathie dont il rougissait, l'avait loué avec tact et même chaudement défendu dans de mauvais jours. On était sinon des amis, du moins des camarades; on se serrait la main quand on se rencontrait, par hasard, dans la rue, aux ?premières?. Allons! il suivrait ce convoi; il devait au mort cette politesse.
Et, par ce sale et pluvieux matin de Novembre, il s'était rasé et habillé de bonne heure, il avait déjeuné à la hate,--les oeufs n'étaient pas frais, pouah!--il avait pris un fiacre qui sentait le chien mouillé, et il était arrivé en retard à l'église, quand le service funèbre était presque terminé.
--?Portez... armes! Présentez... armes!?
Et le tambour voilé battait aux champs.
Des soldats?... Ah! oui, c'est vrai, il y a une croix d'honneur sur le catafalque. Celui qu'on enterrait l'avait autrefois ramassée dans la boue d'une intrigue politique, où des filles se trouvaient mêlées. Et le poète, en s'inclinant pour l'élévation, se sent tout honteux de son ruban rouge.
Mais, puisqu'il est venu, il ira jusqu'au bout. On vient de donner l'absoute. Il prend la file, jette l'eau bénite, remonte dans son fiacre; et le cortège se met en route vers les faubourgs, sous la pluie fine et froide. Puis, au cimetière, c'est l'éternelle et lugubre comédie: les gens qui, tout le long du chemin, ont ri d'un scandale arrivé la veille, et qui se composent un visage digne ou chagrin en se rangeant autour de la fosse béante; l'orateur ridicule qui ment comme un dentiste, en parlant du mort, dans l'espoir de quelque réclame; et, dans un coin, témoignage de la belle existence du défunt, sa ma?tresse, une catin hors d'age, dont le deuil semble un déguisement et dont les larmes font couler le maquillage.
Il en a assez, l'homme nerveux. Il prévoit qu'à la sortie il faudra encore distribuer des poignées de main déshonorantes. Il s'esquive avant la fin, et se dérobant derrière un magnifique monument-annonce élevé à la mémoire d'un fameux marchand de nouveautés, il s'enfuit dans une allée déserte du cimetière.
Il ne pleut plus; mais ce ciel couleur de suie, ces feuilles mortes dans la boue, ces arbres noirs dégouttant sur les tombes, et ce vent malsain, ce vent d'épidémie, qui passe en gémissant, c'est sinistre!
Le rêveur solitaire éprouve tout à coup une inexprimable détresse. Il songe qu'il n'est plus jeune, qu'il se porte mal, que sa vie est contentieuse et précaire, et que ce n'est rien, mais rien, que sa réputation si enviée par ses ?confrères?, que sa gloire de papier. Il se dit que lorsqu'on le mettra en terre, bient?t, les choses se passeront comme pour cet homme taré: mêmes crosses de fusil sonnant sur les dalles de l'église, mêmes indifférents dans des fiacres causant de leurs petites affaires, même grotesque en cravate blanche, débitant des sottises avec une émotion de cabotin, tandis qu'un ami complaisant l'abrite sous un parapluie.
Et il est tellement saturé de tristesse et de dégo?t qu'il voudrait être mort déjà, et que ce f?t fini, fini tout à fait. Oh! comme on doit bien se reposer ici!
Alors, dans le vent qui murmure et qui pleure en inclinant les ifs, il croit entendre--réponse à son affreux désir--les paroles qui lui rappellent les heures excellentes de sa vie, les paroles qu'il n'a entendu prononcer que par sa mère bien aimée et par sa ma?tresse la mieux chérie:
?Maintenant, il s'agit de faire dodo!?

Le Numéro du Régiment

Le vagabond est effrayant, et la campagne est magnifique.
C'est un de ces r?deurs comme on en rencontre assez souvent au temps des moissons, et celui-ci a si mauvaise mine qu'on a d? le repousser de toutes les fermes où il est entré pour demander du travail. Le pied de frêne sur lequel il s'appuie a moins l'air d'un baton de voyageur que d'une trique de meurtrier; et, sous le revers de sa veste de toile, encrassée de sueur et de poussière, il doit y avoir un ignoble numéro, imprimé à l'encre grasse, une matricule de bagne ou de prison.
Quel age a-t-il? Le malheur n'en a pas. Grand et sec, il marche avec la souplesse d'un jeune homme, et pourtant la
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 53
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.