Contes merveilleux, Tome II | Page 6

Hans Christian Andersen
de la richesse et je pense à faire ta fortune. Tu habiteras avec
moi le palais du roi et tu auras cent mille écus par an. Mais, prends en bien note, tu
passeras plus que jamais pour mon ombre, et tu ne révéleras à personne que tu as toujours
été un homme.
--Non, je ne veux pas tremper dans cette fourberie. À moi il serait égal d'être votre
inférieur, mais je ne veux pas que vous trompiez tout un peuple et la fille du roi
par-dessus le marché. Je dirai tout; que je suis un homme, que vous n'êtes qu'une ombre
vêtue d'habits d'homme, un reflet, une chimère.
--Personne ne te croira, dit l'Ombre. Calme-toi, ou j'appelle la garde.
--Je m'en vais trouver la princesse, dit le savant, et tout lui révéler.
--J'y serai avant toi, dit l'Ombre, car tu vas aller tout droit en prison.

La garde arriva et obéit à celui qui était connu comme le fiancé de la fille du roi. Le
pauvre savant fut jeté dans un noir cachot.
--Tu trembles, dit la princesse lorsqu'elle vit entrer l'Ombre. Qu'est-il arrivé?
--Je viens d'assister à un spectacle navrant, répondit l'Ombre. Pense donc, mon ombre a
été prise de folie. Voilà ce que c'est! À ma suite elle s'est toujours occupée de hautes
sciences, et la tête lui aura tourné. Ne s'imagine-t-elle pas qu'elle a toujours été homme?
Mais il y a plus: elle prétend que je ne suis que son ombre!
--C'est épouvantable! s'écria la princesse. Elle est enfermée, n'est-ce pas?
--Oui certes, dit l'Ombre. Je crains bien qu'elle ne se remette jamais.
--Pauvre ombre! dit la princesse. Elle doit être fort malheureuse: un être aussi mobile qui
se trouve claquemuré dans une étroite cellule! Ce serait probablement lui rendre un grand
service que de la délivrer de son petit souffle de vie. Et puis dans ce temps de révolutions,
où l'on voit les peuples toujours s'intéresser à ceux que nous autres souverains sommes
censés persécuter, il est peut-être sage de se débarrasser d'elle en secret.
--Cela me semble bien dur cependant, dit l'Ombre d'un air contrit et en soupirant; elle m'a
servie si fidèlement!
--J'apprécie tes scrupules, dit la princesse, et je reconnais une fois de plus combien tu as
un noble caractère. Mais ceux qui sont chargés d'une couronne ne peuvent pas écouter
leur coeur. Donc je m'en tiendrai à ce que j'ai pensé.
Le soir, toute la ville fut illuminée splendidement; à chaque seconde retentissait un coup
de canon. Les cris de joie du peuple se mêlaient aux boum boum. C'était magnifique. Un
superbe feu d'artifice fut tiré devant le palais, et la fille du roi et son époux vinrent sur le
balcon recevoir les acclamations.
Le bruit étourdissant de la fête ne troubla pas le pauvre savant; il était déjà mis à mort et
enterré.

Le papillon
Le papillon veut se marier et, comme vous le pensez bien, il prétend choisir une fleur
jolie entre toutes les fleurs. Elles sont en grand nombre et le choix dans une telle quantité
est embarrassant. Le papillon vole tout droit vers les pâquerettes. C'est une petite fleur
que les Français nomment aussi marguerite. Lorsque les amoureux arrachent ses feuilles,
à chaque feuille arrachée ils demandent:
--M'aime-t-il ou m'aime-t-elle un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout? La réponse
de la dernière feuille est la bonne. Le papillon l'interroge:
--Chère dame Marguerite, dit-il, vous êtes la plus avisée de toutes les fleurs. Dites-moi, je

vous prie, si je dois épouser celle-ci ou celle-là.
La marguerite ne daigna pas lui répondre. Elle était mécontente de ce qu'il l'avait appelée
dame, alors qu'elle était encore demoiselle, ce qui n'est pas du tout la même chose. Il
renouvela deux fois sa question, et, lorsqu'il vit qu'elle gardait le silence, il partit pour
aller faire sa cour ailleurs. On était aux premiers jours du printemps. Les crocus et les
perce-neige fleurissaient à l'entour.
--Jolies, charmantes fleurettes! dit le papillon, mais elles ont encore un peu trop la
tournure de pensionnaires. Comme les très jeunes gens, il regardait de préférence les
personnes plus âgées que lui.
Il s'envola vers les anémones; il les trouva un peu trop amères à son goût. Les violettes
lui parurent trop sentimentales. La fleur de tilleul était trop petite et, de plus, elle avait
une trop nombreuse parenté. La fleur de pommier rivalisait avec la rose, mais elle
s'ouvrait aujourd'hui pour périr demain, et tombait au premier souffle du vent; un mariage
avec un être si délicat durerait trop peu de temps. La fleur des pois lui plut entre toutes;
elle est blanche et rouge, fraîche et gracieuse; elle a beaucoup de distinction et, en même
temps, elle est bonne ménagère et ne dédaigne pas les soins domestiques. Il allait lui
adresser sa demande, lorsqu'il aperçut près d'elle une
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