Contes merveilleux, Tome II | Page 5

Hans Christian Andersen
sa qualité de fille d'un puissant roi, elle n'était pas habituée à user
de circonlocutions; aussi dit-elle à brûle-pourpoint:--Je connais votre maladie; vous
souffrez de ne pas avoir d'ombre.
--Vos paroles me remplissent de joie, répondit l'Ombre, elles me prouvent que Votre
Altesse Royale est sur la voie de guérison et que votre vue commence à se troubler et à
vous abuser. Loin de ne pas avoir d'ombre, j'en ai une tout extraordinaire; c'est dans ma
nature de rechercher tout ce qui est particulier, et je ne me suis pas contentée d'une de ces
ombres comme en ont les hommes en général. J'ai pour ombre un homme en chair et en
os; qui plus est, de même que souvent on donne à ses domestiques pour leur livrée un
drap plus fin que celui qu'on porte soi-même, j'ai tant fait que cet être a lui-même une
ombre. Cela m'est revenu bien cher; mais encore une fois je raffole de ce qui est rare.
--Que me dites-vous là? s'écria la princesse. Oh! bonheur, mes yeux commencent à me
tromper! Ces eaux sont vraiment admirables.
Ils se séparèrent avec les plus grands saluts.
«Je pourrais cesser ma cure, se dit-elle; mais je veux encore rester quelque temps. Ce
prince m'intéresse beaucoup...»
Le soir, dans la grande salle de bal, la fille du roi et l'Ombre firent un tour de danse. Elle
était légère comme une plume; mais lui était léger comme l'air; jamais elle n'avait
rencontré un pareil danseur. Elle lui dit quel était le royaume de son père; l'Ombre
connaissait le pays, l'ayant visité dans le temps. La princesse alors en était absente.
L'Ombre s'était amusée, selon son ordinaire, à grimper aux murs du palais du roi et à
regarder par les fenêtres, par les ouvertures des rideaux et même par le trou des serrures;
elle avait appris une foule de petits secrets de la cour, auxquels, en causant avec la
princesse, elle fit de fines allusions.
«Que d'esprit et de tact il a, ce jeune et galant prince!» se dit la princesse, et elle se sentit
un grand penchant pour lui. L'Ombre s'en aperçut redoubla d'amabilité. À la troisième
danse, la princesse fut sur le point de lui avouer que son coeur était touché; mais elle
avait un fond de raison et pensait à son royaume; elle se dit:
«Ce prince est fort spirituel, sa conversation est très intéressante, c'est fort bien; il danse
divinement, c'est encore mieux. Mais, pour qu'il puisse m'aider à gouverner mes millions
de sujets, il faudrait aussi qu'il eût de solides connaissances: c'est très important; aussi
vais-je lui faire subir un petit examen.»
Et elle lui adressa une question si extraordinairement difficile, qu'elle-même n'aurait pas
été en état d'y répondre. L'Ombre fit une légère moue.
--Vous ne connaissez pas la solution? dit-elle d'un air désappointé.
--Ce n'est pas cela, dit l'Ombre; seulement je suis un peu déconcertée parce que vous
n'avez pas cru devoir m'interroger sur une matière un peu plus ardue. Quant à cette
question, je connais la réponse depuis ma première jeunesse, au point que mon ombre,

qui se tient là-bas, pourrait vous en dire la solution.
--Votre ombre! s'écria la princesse, mais ce serait un phénomène unique.
--Je ne l'assure pas entièrement, dit l'Ombre, mais je crois qu'il en est ainsi. Toute ma vie
je me suis occupée de science et il est naturel que mon ombre tienne de moi. Seulement,
en raison même des connaissances qu'elle a pu acquérir, elle ne manque pas d'orgueil et
elle a la prétention d'être traitée comme un être humain véritable. Je me permettrai de
prier votre Altesse Royale de tolérer sa manie, afin qu'elle reste de bonne humeur et
réponde convenablement.
--Rien de plus juste, dit la princesse.
Elle alla trouver le savant, qui se tenait contre la porte, et elle causa avec lui du soleil et
de la lune, des profondeurs des cieux et des entrailles de la terre; elle l'interrogea sur les
nations des contrées les plus éloignées. Il ne resta pas court une seule fois, et il apprit à la
princesse les choses les plus intéressantes.
«Celui qui a une ombre aussi savante, se dit-elle, doit être un véritable phénix. Ce sera
une bénédiction pour mon peuple, que je le choisisse pour partager mon trône: ma
résolution est prise.»
Elle fit connaître ses intentions à l'Ombre, qui les accueillit avec une grâce et une dignité
parfaites. Il fut convenu que la chose serait tenue secrète, jusqu'au moment où l'on serait
de retour dans le royaume de la princesse.
--C'est cela, dit l'Ombre, nous ne laisserons rien deviner à personne, pas même à mon
ombre.
Elle avait ses raisons particulières pour prendre cette précaution.
--Écoute bien, mon ami, dit l'Ombre à son ancien maître le savant. Je suis arrivée au
comble de la puissance et
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