de magnifiques cadeaux et d'honneurs. Les
académiciens me nommaient un des leurs, les tailleurs m'habillaient pour rien, les
fournisseurs me donnaient ce qu'ils avaient de mieux pour m'obliger à taire leurs fraudes;
les financiers me bourraient d'or; les femmes disaient qu'on ne pouvait imaginer un plus
bel homme que moi. Je me laissais faire, c'est ainsi que je suis devenue le personnage que
vous voyez.
«Maintenant je vous quitte pour aller à mes affaires. Au revoir. Voici ma carte. Je
demeure du côté du soleil; quand il pleut, vous me trouverez toujours chez moi. Mais je
vous préviens que je pars demain pour faire mon tour du globe.
L'Ombre s'en fut. Le savant resta absorbé dans ses réflexions sur cette étrange aventure.
Des années se passèrent. Un beau jour l'Ombre reparut.
--Comment allez-vous? dit-elle.
--Pas trop bien, dit le savant. J'écris de mon mieux sur le Vrai, le Beau et le Bien; mais
mes livres n'intéressent presque personne, et j'ai la faiblesse de m'en affecter. Vous me
voyez tout désespéré.
--Ce n'est guère mon cas, dit l'Ombre. Voyez comme j'engraisse et comme j'ai bonne
mine. C'est là le vrai but de la vie; vous ne savez pas prendre le monde tel qu'il est, et
exploiter ses défauts. Cela vous ferait du bien de voyager un peu. Justement, je vais
repartir pour un autre continent: voulez-vous m'accompagner? je vous défraierai de tout;
nous aurons un train de grands seigneurs. Mais il y a une condition. Vous savez, je n'ai
pas d'ombre, moi: eh bien, vous remplirez cet emploi auprès de moi.
--C'est trop fort ce que vous me proposez là, dit le savant; c'est presque de l'impudence.
Comment, je vous ai affranchie, sans rien vous demander, et vous voulez faire de moi
votre esclave?
--C'est le cours de ce monde, répondit l'Ombre. Il y a des hauts et des bas: les maîtres
deviennent des valets; et quand les valets commandent, ils font les tyrans. Vous ne voulez
pas accepter; à votre aise!
L'Ombre repartit de nouveau.
Le pauvre savant alla de mal en pis; les peines et les chagrins vinrent le harceler. Moins
que jamais on faisait attention à ce qu'il écrivait sur le Vrai, le Beau et le Bien. Il finit par
tomber malade.
--Mais comme vous maigrissez, lui dit-on, vous avez l'air d'une ombre!
Ces mots involontairement cruels firent tressaillir l'infortuné savant.
--Il vous faut aller aux eaux, lui dit l'Ombre qui revint lui faire une visite. Il n'y a pas
d'autre remède pour votre santé. Vous avez dans le temps refusé l'offre que je vous faisais
de vous prendre pour mon ombre. Je vous la réitère en raison de nos anciennes relations.
C'est moi qui paye les frais de voyage; je suis aussi obligée d'aller aux eaux afin de faire
pousser ma barbe qui ne veut pas croître suffisamment pour que j'aie l'air de dignité qui
convient à ma position. Donc vous serez mon compagnon. Vous écrirez la relation de nos
pérégrinations. Soyez cette fois raisonnable et ne repoussez pas ma proposition.
Le savant, pressé par la nécessité, fit taire sa fierté et ils partirent. L'Ombre avait toujours
la place d'honneur; selon le soleil, le savant avait à virer et à tourner, de façon à bien
figurer une ombre. Cela ne le peinait ni ne l'affectait même pas; il avait très bon coeur, il
était très doux et aimable et il se disait que si cette fantaisie faisait plaisir à l'Ombre,
autant valait la satisfaire. Un jour il lui dit:
--Maintenant que nous voilà redevenus intimes comme autrefois, ne serait-il pas mieux
de nous tutoyer de nouveau?
--Votre proposition est très flatteuse, répondit l'Ombre d'un air pincé qui convenait à sa
qualité de maître; mais comprenez bien ceci que je vais vous dire en toute franchise. Je
me sentirais tout bouleversé, si vous veniez me tutoyer de nouveau; cela me rappellerait
trop mon ancienne position subalterne. Mais je veux bien, moi, vous tutoyer: de la sorte
votre désir sera accompli au moins à moitié.
Et ainsi fut fait. Le brave savant ne protesta pas.
«Il paraît que c'est le cours du monde», se dit-il, et il n'y pensa plus.
Ils s'installèrent dans une ville d'eaux où il y avait beaucoup d'étrangers de distinction, et
entre autres la fille d'un roi, merveilleusement belle; elle était venue pour se faire guérir
d'une grave maladie: sa vue était trop perçante; elle voyait les choses trop distinctement
et cela lui enlevait toute illusion.
Elle remarqua que le seigneur nouvellement arrivé n'était pas un seigneur ordinaire.
«On prétend qu'il est ici, se dit-elle, pour que les eaux fassent croître sa barbe; moi je sais
à quoi m'en tenir sur son infirmité, c'est qu'il ne projette pas d'ombre.»
Sa curiosité était vivement éveillée, et à la promenade elle se fit aussitôt présenter le
seigneur étranger. En
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