Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants | Page 7

Paul Jacob
Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux Fran?ois Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l'h?pital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s'était fait conna?tre non seulement par des ouvrages de science médicale et d'érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des moeurs et des idées de son temps, intitulée _la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel_, espèce de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante.
Rabelais avait alors près de soixante-dix ans; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé; il portait la tête haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance; malgré son grand age attesté par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C'était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse.
Son costume annon?ait un médecin de la Faculté, ou un docteur de Sorbonne, plut?t qu'un homme d'église; il était coiffé d'une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noiratre; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros baton en bois d'ébène à pomme d'ivoire. C'était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu'il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du chateau de Meudon, où il était toujours le bien-venu et l'h?te désiré; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aum?ne aux pauvres ou consoler les affligés, il n'était pas autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des houscaux, une casaque de bure usée et des _grègues_ ou cale?on flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une galvardine ou manteau court par-dessus ses vêtements.
--Or ?à, mes enfants! dit Rabelais aux paysannes qui s'étaient arrêtées respectueusement à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes chères soeurs en Jésus-Christ!
--Monsieur le curé, répondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous accorde bonne vie et longue!
--Or ?à, reprit ga?ment le curé, vous n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point à l'église, m'est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pour penser à venir au confessionnal? Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m'a envoyé chercher, avant l'aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort.
--Nous l'aiderons de nos prières à entrer en paradis! répliquèrent plusieurs villageoises en se signant.
--D'où venez-vous, bonnes femmes? leur demanda familièrement Rabelais. êtes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles?
--Grand merci, messire! repartit la plus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à travers bois, et nous apportons, au marché de Meudon, du lait, des oeufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent.
--Oui dà, mes enfants! s'écria le bon curé, en hochant la tête et clignant de l'oeil. N'êtes-vous pas un peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde?
--Oh! notre bon père, dit une vieille, ce n'est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage.
[Illustration]
--Bah! la mère! objecta plaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton: ?Le plus méchant loup, c'est un méchant homme.?
Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la ga?té du curé de Meudon et qui se sentaient d'humeur à y répondre. Mais Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du chateau.
--Or ?à, mes filles! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marché, car on vous attend dans vos demeures et l'on vous gronderait quand vous rentreriez!
Les paysannes s'apprêtèrent à suivre ce bon conseil et, avant de s'éloigner, elles prièrent le curé de leur donner sa bénédiction: il la leur donna de bon coeur et paternellement.
--Nous faisons des voeux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte
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