Contes et nouvelles | Page 8

Edouard Laboulaye
ignorer?
--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino, excellente Palomba;
je vous écoute avec le plus vif intérêt.»
La bonne femme commença, avec la gravité d'une matrone romaine. L'histoire était belle;
peut-être la chronologie laissait-elle un peu à désirer; mais, dans ce récit touchant, la sage
Palomba faisait preuve d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu
à peu je levai la tête et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait plus, j'écoutai avec
attention ce qui suit.

II
VIOLETTE
Si l'on en croyait nos anciens, Paestum n'aurait pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui. Il
n'y a maintenant, disent les pêcheurs, que trois vieilles ruines où l'on ne trouve que la
fièvre, des buffles et des Anglais; autrefois c'était une grande ville, habitée par un peuple
nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siècle des patriarches,
quand tout le pays était aux mains des païens grecs, que d'autres nomment Sarrasins.
En ce temps-là, il y avait à Paestum un marchand bon comme le pain, doux comme le
miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il était veuf, et n'avait qu'une fille qu'il
aimait comme son oeil droit, Violette, c'était le nom de cette enfant chérie, était blanche
comme du lait et rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus
bleus que le ciel, une joue veloutée comme l'aile d'un papillon, et un grain de beauté juste
au coin de la lèvre. Joignez à cela l'esprit du démon, la grâce d'une Madeleine, la taille de
Vénus et des doigts de fée. Vous comprendrez qu'à la première vue, jeunes et vieux ne
pouvaient se défendre de l'aimer.

Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea à la marier. C'était pour lui un grand souci.
L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir qui la cueillera; un père met au monde
une fille, et, pendant de longues années, la soigne comme la prunelle de ses yeux pour
qu'un beau jour un inconnu lui vole son trésor, sans même le remercier. Où trouver un
mari digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui lui plaira; belle
et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre, si elle s'en mêlait.
Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage à sa fille; autant eût
valu jeter ses discours à la mer. Dès qu'il touchait cette corde, Violette baissait la tête et
se plaignait d'avoir la migraine; le pauvre père, plus troublé qu'un moine qui perd la
mémoire au milieu de son sermon, changeait aussitôt de conversation, et tirait de sa
poche quelque cadeau qu'il avait toujours en réserve. C'était une bague, un chapelet, un
dé d'or; Violette l'embrassait, et le sourire revenait comme le soleil après la pluie.
Un jour cependant que Cecco, plus avisé, avait commencé par où il finissait d'ordinaire,
et que Violette avait dans les mains un si beau collier qu'il lui était difficile de s'affliger,
le bonhomme revint à la charge. «O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la
caressant, bâton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne verrai-je jamais
l'heure où l'on m'appellera grand-père? Ne sens-tu pas que je deviens vieux? ma barbe
grisonne et me dit chaque jour qu'il est temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas
faire comme toutes les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est
un oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mère vivait encore, elle te
dirait qu'elle n'a jamais pleuré pour faire sa volonté; elle a toujours été reine et
impératrice au logis. Je n'osais souffler devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis
me consoler de ma liberté.
--Père, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maître, c'est à toi de commander.
Dispose de ma main, choisis toi-même. Je me marierai quand tu voudras et à qui tu
voudras. Je ne te demande qu'une seule chose.
--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'écria Cecco, charmé d'une sagesse à laquelle on ne
l'avait pas habitué.
--Eh bien! mon bon père, tout ce que je désire, c'est que le mari à qui tu me donneras n'ait
pas l'air d'un chien.
--Voilà une idée de petite fille, s'écria le marchand rayonnant de joie. On a raison de dire
que beauté et folie vont souvent de compagnie. Si tu n'avais pas tout l'esprit de ta mère,
dirais-tu de pareilles sottises? Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le
plus riche marchand de Paestum sera assez niais pour accepter un gendre à face de chien?
Sois tranquille, je te choisirai, ou plutôt tu te choisiras le plus beau et le plus aimable des
hommes. Te fallût-il un prince, je suis assez
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