Contes et nouvelles | Page 7

Edouard Laboulaye
admirable; mais, à peine en mer, la
bourrasque nous surprit et nous poussa vers Amalfi avec une rapidité que nous ne
souhaitions guère. En un instant je vis l'équipage pâlir, gesticuler, crier, jurer, pleurer,
prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouillé jusqu'aux os, j'étais
étendu au fond de la barque, les yeux fermés, le coeur malade, oubliant tout à fait que je
voyageais pour mon plaisir, quand une brusque secousse me rappelant à moi-même, je
me sentis saisi par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les épaules,
était le patron, l'air réjoui, le regard enflammé. «Du courage, Excellence, criait-il en me
remettant sur pied, la barque est a terre; nous sommes à Amalfi. Debout! un bon dîner
vous remettra le coeur; l'orage est passé; ce soir nous irons à Sorrente!»
Le temps, la mer, le fou, la femme et la fortune Tournent comme le vent, changent
comme la lune.
Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse après son naufrage, et, comme lui, très
disposé à baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi étaient les quatre matelots, la rame
à l'épaule, prêts à m'escorter en triomphe jusqu'à l'auberge de la Lune, qu'on apercevait
sur la hauteur. Ses murs, blanchis à la chaux, brillaient aux feux du jour comme la neige
sur les montagnes. Je suivis mon cortège, mais non pas avec la fierté d'un vainqueur; je
montais tristement et lentement un escalier qui n'en finissait pas, regardant les vagues qui
se brisaient au rivage, comme furieuses de nous avoir lâchés. J'entrai enfin dans
l'_osteria_; il était midi: tout dormait, la cuisine même était déserte; il n'y avait pour me
recevoir qu'une couvée de poulets maigres qui, à mon approche, se prirent à crier comme
les oies du Capitole. Je traversai leur bande effrayée pour me réfugier sur une terrasse en
arceaux, toute pleine de soleil; là, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant
mes bras et ma tête sur le dossier, je me mis, non pas à réfléchir, mais à me sécher, tandis
que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux eux-mêmes, continuaient à danser autour
de moi.
Je me perdais dans mes rêveries, quand la patronne de l'osteria s'avança vers moi, traînant
ses pantoufles avec la noblesse d'une reine. Qui a visité Amalfi n'oubliera jamais l'énorme
et majestueuse Palomba.
«Que désire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de coutume; et
faisant elle-même la demande et la réponse: Dîner? c'est impossible: les pêcheurs ne sont
pas sortis par ce temps de malheur; il n'y a pas de poisson.
--Signora, lui répondis-je sans lever la tête, donnez-moi ce que vous voudrez, une soupe,
un macaroni, peu importe; j'ai plus besoin de soleil que de dîner.
La digne Palomba me regarda avec un étonnement mêlé de pitié.
«Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre poche je vous prenais
pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui dit tout, a recommandé le poisson
d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui veuille dîner autrement que ce papier ne le lui
ordonne. Mais puisque vous entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous

plaire. Ayez seulement un peu de patience.»
Et aussitôt l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets qui criaient autour
de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps de m'opposer à cet assassinat, dont
j'étais complice; puis, s'asseyant près de moi, elle se mit à plumer les deux victimes avec
le sang-froid d'un grand coeur.
«Signor, dit-elle au bout d'un instant, la cathédrale est ouverte, tous les étrangers vont
l'admirer avant dîner.»
Pour toute réponse, je soupirai.
«Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je gênais dans ses préparatifs
culinaires, vous n'avez pas visité la route nouvelle qui conduit à Salerne? Il y a une vue
magnifique sur la mer et les îles.
--Hélas! pensai-je, c'est ce matin et en voiture qu'il fallait prendre cette route! et je ne
répondis pas.
--Excellence, dit d'une voix très forte la patronne, très décidée à se débarrasser de moi, le
marché se tient aujourd'hui. Beau spectacle, beaux costumes! Et des marchandes qui ont
la langue si bien pendue; et des oranges! on en a douze pour un carlin!»
Peine perdue; je ne me serais pas levé pour la reine de Naples en personne!
«Hé donc! s'écria l'hôtesse, à qui la patience échappait; vous voilà plus endormi que
Perlino quand il buvait son or potable.
--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil languissant.
--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et quand on ne trouverait
pas ici un enfant de quatre ans qui ne connût ses aventures, est-ce un homme aussi
instruit que Votre Excellence qui peut les
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