Contes et nouvelles | Page 6

Edouard Laboulaye
changé dans la maison de la rue du Helder. Mme Remy
s'est retirée dans son pays, trop vieille pour veiller plus longtemps dans sa loge, et n'ayant
pas réalisé son rêve d'une oie grasse tous les jours, encore bien que ma cousine lui fasse
une pension qui la mette au-dessus du besoin. Mlle Rose n'a pu rester dans une maison où
l'on frayait avec les petites gens; elle a épousé un cocher anglais, qui, dit-on, la bat

quelquefois, mais qui l'a fait entrer au service d'une duchesse; elle porte des dentelles à
son bonnet, ce qui, avec son nez pointu et sa figure sèche, lui donne plus que jamais la
figure d'un oiseau. La mansarde du sixième est vide; mais il y a, à l'entresol, une jeune
blanchisseuse en dentelles qui répond au nom de Julie. Elle occupe deux ouvrières, et on
commence à parler, dans le quartier, du mariage possible de la jolie blanchisseuse avec
un dessinateur en broderies qui a un bon établissement dans les environs.
Quant à ma cousine Marie, qui a trente ans maintenant, elle n'a pas voulu se marier, au
grand regret de ses parents; ils ne peuvent se consoler d'avoir auprès d'eux une fille
attentive et charmante qui leur fait oublier les ennuis de la vieillesse. Tout entière à ses
oeuvres de charité, Marie a reculé devant le mariage, se trouvant trop laide, dit-elle
gaiement, pour faire la joie d'un galant homme, et ayant trop d'enfants à soigner chez les
autres pour avoir le temps de s'occuper de ceux que le Ciel lui donnerait. Pour l'aider dans
son ministère, car c'est un vrai ministère qu'elle exerce, elle a auprès d'elle un gardien
fidèle, une espèce de Cerbère qui porte au loin la terreur, c'est Madeleine, que le temps
n'a pas calmée. Un pauvre vient-il demander Mlle de la Guerche, Madeleine se fait aussi
douce que le lui permet sa nature emportée; il n'est pas de jour qu'elle ne monte seule, ou
avec Mademoiselle, dans tous les greniers du quartier, et toujours avec joie. Mais vienne
une visite mondaine, vienne un curieux, vienne surtout quelque femme de chambre du
voisinage, Madeleine montre les dents. Elle est jalouse de sa maîtresse, et ne la cède
qu'aux pauvres et aux malheureux. Pour moi, cependant, elle fait une exception. Quand
j'arrive, et qu'il y a là d'autres personnes, Madeleine me sourit du regard, tout en faisant
sa grosse voix pour chasser les importuns. Quelquefois, je me laisse prendre à sa rudesse
et je veux sortir; mais sa main me prend le bras, comme dans un étau, et elle me dit d'une
voix brusque et comme un chien qui aboie: «Entrez, je sais que vous l'aimez.» Rien ne
peut distraire Madeleine de sa passion pour sa maîtresse, quelquefois elle en rudoie sa
fille; Marie est obligée de lui reprocher sa dureté; mais on ne changera pas Madeleine;
son plaisir sera de gronder jusqu'à son dernier jour. Personne ne comprend l'attachement
de ma cousine pour une femme aussi désagréable. Cependant, quand je vois de quels
yeux Madeleine contemple sa maîtresse, comme elle la couve du regard, comme elle
devine tout ce que désire Mademoiselle, je lui pardonne jusqu'à ses fureurs. On voit que
toute sa vie appartient à celle qui est venue s'asseoir au foyer désolé de la veuve et de la
mère pour y apporter ce que l'or ne donne pas, et ce qui est plus nécessaire au pauvre que
le pain même: un peu de respect et d'amitié.

PERLINO
CONTE NAPOLITAIN
--Mère grand, pourquoi riez-vous si fort? --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant.
(Le Petit Chaperon rouge, version bulgare.)

I
LA SIGNORA PALOMBA
Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais où, qu'en toute sa vie il s'était repenti de trois choses:
la première, c'était d'avoir confié son secret à une femme; la seconde, d'avoir passé un
jour entier sans rien faire; la troisième, d'être allé par mer quand il pouvait prendre un
chemin plus solide et plus sûr. Les deux premiers regrets de Caton, je les laisse à qui veut
s'en charger; il n'est jamais prudent de se mettre mal avec la plus douce moitié du genre

humain, et médire de la paresse n'appartient pas à tout le monde; mais la troisième
maxime, on devrait l'écrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires comme un avis
aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarqué; l'expérience d'autrui ne
nous sert pas plus que la nôtre. Mais à peine sorti du port, la mémoire me revenait
aussitôt; et que de fois, en mer comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je
n'étais pas un Caton!
Un jour surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice à la sagesse du vieux
Romain. J'étais parti de Salerne par un soleil
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 46
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.