Contes et nouvelles | Page 5

Edouard Laboulaye
avait des goûts trop distingués pour tous ces gens-là.

VI
Un mois après cette scène mémorable, Marie était devenue l'amie, presque la soeur de
Madeleine. Non seulement elle lui avait procuré de l'ouvrage en la recommandant à
toutes ses connaissances, mais chaque jour elle allait travailler auprès de la petite Julie.
Souvent elle apportait avec elle un gros livre, tout rempli d'images, et faisait une lecture
que la mère et la fille écoutaient avec un égal intérêt. Ce livre, c'est celui qui parle à tous
les âges, à toutes les conditions, et qui, depuis deux mille ans, n'a rien perdu de son
intérêt: c'est la Bible.
«Ah! Mademoiselle, disait souvent Madeleine, tout en mouillant et en repassant ses
dentelles, que Jésus-Christ était bon, et qu'on voit bien qu'il était pauvre comme ceux
qu'il consolait! Comme ces paroles me vont au coeur! Comment se fait-il que je sois
venue à mon âge sans qu'on m'ait donné à lire ce livre divin?
--On le lit à l'église tous les dimanches, Madeleine; pourquoi n'y allez-vous pas? Vous
êtes chrétienne, cependant. Cette image qui est là, clouée au mur, qui représente un prêtre
à l'autel et une femme à genoux, cette image au bas de laquelle il est écrit: _Précieux
souvenir si vous êtes fidèle_, n'est-ce pas à votre première communion qu'on vous l'a
donnée?
--Vous avez raison, Mademoiselle, je suis une païenne; pardonnez-moi: on m'a si mal
élevée, et j'ai tant souffert! Pour nous autres, pauvres gens, l'église c'est l'endroit où l'on
baptise nos enfants et où l'on nous enterre; nous n'en savons pas plus long. On y dit de
belles paroles, je le sais, j'y suis entrée quelquefois; mais ces belles paroles, on les
pratique si peu que nous ne croyons guère à ceux qui les prêchent. C'est vous,
Mademoiselle, qui me faites comprendre Notre-Seigneur; vous êtes bonne comme lui.
--Taisez-vous, Madeleine, ne dites rien de semblable; je ne suis qu'une pécheresse,
comme toutes les filles d'Ève.

--Ma petite maman, disait l'enfant, qui ne pouvait plus se séparer de Marie, lis-moi donc
les belles histoires qui sont au commencement du livre; ce sont celles-là que j'aime le
mieux.
--Volontiers», dit Marie.
Et, ouvrant la Bible au hasard, elle lut ce qui suit:
«Sara, ayant vu le fils d'Agar l'Égyptienne, qui jouait avec son fils Isaac, dit à Abraham:
«Chassez cette esclave et son enfant, car le fils de l'esclave ne sera pas héritier avec mon
fils.»
«Au matin, Abraham se leva, et prenant un pain et une outre d'eau, il les mit sur l'épaule
de l'esclave, lui donna l'enfant et la renvoya. Et Agar, étant partie, errait dans la solitude
de Bethsabée.
«L'eau de l'outre était épuisée. Agar jeta l'enfant sous un des arbres qui étaient là.
«Et elle s'en alla, à la distance d'une portée d'arc, et dit: «Je ne verrai pas mourir l'enfant.»
Elle s'assit, et élevant la voix, elle pleura.
«Et Dieu entendit la voix de l'enfant, et l'ange de Dieu appela Agar du haut du ciel, et lui
dit: «Que fais-tu, Agar? Ne crains rien. Dieu a entendu la voix de l'enfant, du lieu où il
est.»
«Lève-toi, prends l'enfant, et tiens-lui la main; j'en ferai le chef d'une grande nation.»
«Et Dieu ouvrit les yeux à Agar; elle vit un puits; elle y alla; elle emplit l'outre et donna à
boire à l'enfant.
«Et elle resta avec lui, et il grandit et resta dans le désert et devint un chasseur.»
--Montre-moi l'image, dit l'enfant à Marie; et elle regarda, avec une admiration naïve,
Agar avec sa grande coiffe blanche, le petit Ismaël avec sa tunique et sa ceinture, et
l'ange avec ses grands cheveux bouclés.
--Maman! maman! cria-t-elle tout à coup à Madeleine, Agar, c'est toi; je suis le petit
Ismaël, et l'ange, c'est ma bonne Marie.
--Oui, oui, dit Madeleine: tu dis plus vrai que tu ne crois; l'ange qui m'a sauvée du
désespoir et qui t'a rendu la vie, c'est Mademoiselle.
--Si tu es Ismaël, dit Marie en riant à la petite Julie, tu feras donc comme lui quand tu
seras grande, tu seras une chasseresse, et, comme le fils d'Agar, tu auras un arc et des
flèches sur l'épaule?
--Non, quand je serai grande, je sais bien ce que je ferai.
--Et que feras-tu? dit la mère.
--C'est mon secret, répondit l'enfant en mettant un doigt sur ses lèvres, je ne le dirai qu'à
Marie.
--Je t'écoute, mon enfant.
--Eh bien, j'irai chercher une petite fille malade, je la mettrai sur mes genoux, je
l'habillerai, je l'embrasserai, je la guérirai, et je lui dirai: «Appelle-moi ta petite maman.»
Et elle se jeta dans les bras de Marie.

Voila mon histoire; elle n'est ni longue, ni curieuse, je la donne telle qu'on me l'a contée il
y a douze ans. Depuis lors tout a
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