de hardiesse que dans les temps de brouillard, et
encore cette hardiesse n'était-elle pas grande. Ils suivaient quelquefois
Emmi à distance, mais il lui suffisait de se retourner et d'imiter le bruit
d'un fusil qu'on arme en frappant son couteau contre le fer de sa
sarclette pour les mettre en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les
entendait quelquefois, il ne les voyait jamais; ce sont des animaux
mystérieux qui n'attaquent jamais les premiers.
Quand il vit approcher l'époque de la cueillette des châtaignes, il fit sa
provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu de distance de son
chêne; mais les rats et les mulots les lui disputèrent si bien, qu'il dut les
enterrer dans le sable, où elles se conservèrent jusqu'au printemps.
D'ailleurs, Emmi avait largement de quoi se nourrir. La lande étant
devenue absolument déserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits
cultivés et y déterrer des pommes de terre et des raves; mais c'était
voler et la chose lui répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les
jachères et fit des lacets pour prendre des alouettes en ramassant deçà et
delà des crins laissés aux buissons par les chevaux au pâturage. Les
pâtours savent tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi
ramassa assez de flocons de laine sur les épines des clôtures pour se
faire une espèce d'oreiller; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un
fuseau et apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du
fil de fer qu'il trouva à une barrière mal raccommodée, qu'on répara
encore et qu'il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à
prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de la
viande. Il devint un chasseur des plus habiles; épiant jour et nuit toutes
les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande et de la
forêt, il tendit ses piéges à coup sûr et se trouva dans l'abondance.
Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante idiote,
qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y déposait sa
besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son
arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de
gibier en échange d'une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa
peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéissance dont
elle n'avait du reste point à se repentir.
Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et l'été suivant, qui fut chaud et
orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la foudre frappa
plusieurs fois des arbres assez proches du sien; mais il remarqua que le
chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant et s'étant refait
une cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui s'attaquait à des arbres
plus élevés et de forme conique. Il finit par dormir aux roulements et
aux éclats du tonnerre sans plus de souci que la chouette sa voisine.
Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d'assurer sa
vie et de préserver sa liberté, n'eut pas le temps de connaître l'ennui. On
pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu'il avait plus de mal
à se donner pour vivre seul que s'il fût resté à la ferme. Il acquérait
aussi plus d'intelligence, de courage et de prévision que dans la vie
ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut réglée à souhait
et qu'elle exigea moins de temps et de souci, il commença à réfléchir et
à sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions
embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux dépens de la forêt
sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables? Il
s'était pris d'une espèce d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui
cédait son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes.
Comme elle n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne
racontait par conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était
arrivé à se montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus.
Ses rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle
le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même de partager
ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d'une
créature humaine, si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait pour
celui qui s'est condamné à vivre seul. Un jour qu'elle lui semblait moins
abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander où
elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d'une voix nette
et d'un ton sérieux:
--Veux-tu venir avec moi, petit?
--Où?
--Dans ma maison; si tu veux être mon fils, je te rendrai
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