Sous la menace du choc les femmes se cachent
les yeux et les hommes baissent la tête, mais le projectile gracieux, rapide et docile, décrit
une courbe et revient à son maître qui le jette aussitôt vers une figure nouvelle.
Les deux jeunes femmes vident à pleines mains leur arsenal et reçoivent une grêle de
bouquets; puis, après une heure de bataille, un peu lasses enfin, elles ordonnent au cocher
de suivre la route du golfe Juan, qui longe la mer.
Le soleil disparaît derrière l'Esterel, dessinant en noir, sur un couchant de feu, la
silhouette dentelée de la longue montagne. La mer calme s'étend, bleue et claire, jusqu'à
l'horizon où elle se mêle au ciel, et l'escadre, ancrée au milieu du golfe, a l'air d'un
troupeau de bêtes monstrueuses, immobiles sur l'eau, animaux apocalyptiques, cuirassés
et bossus, coiffés de mâts frêles comme des plumes, et avec des yeux qui s'allument
quand vient la nuit.
Les jeunes femmes, étendues sous la lourde fourrure, regardent languissamment. L'une
dit enfin:
--Comme il y a des soirs délicieux, où tout semble bon. N'est-ce pas, Margot?
L'autre reprit:
--Oui, c'est bon. Mais il manque toujours quelque chose.
--Quoi donc? Moi je me sens heureuse tout à fait. Je n'ai besoin de rien.
--Si. Tu n'y penses pas. Quel que soit le bien-être qui engourdit notre corps, nous désirons
toujours quelque chose de plus... pour le coeur.
Et l'autre, souriant:
--Un peu d'amour?
--Oui.
Elles se turent, regardant devant elles, puis celle qui s'appelait Marguerite murmura: La
vie ne me semble pas supportable sans cela. J'ai besoin d'être aimée, ne fût-ce que par un
chien. Nous sommes toutes ainsi, d'ailleurs, quoique tu en dises, Simone.
--Mais non, ma chère. J'aime mieux n'être pas aimée du tout que de l'être par n'importe
qui. Crois-tu que cela me serait agréable, par exemple, d'être aimée par... par....
Elle cherchait par qui elle pourrait bien être aimée, parcourant de l'oeil le vaste paysage.
Ses yeux, après avoir fait le tour de l'horizon, tombèrent sur les deux boutons de métal
qui luisaient dans le dos du cocher, et elle reprit, en riant: «par mon cocher.»
Mme Margot sourit à peine et prononça, à voix basse:
--Je t'assure que c'est très amusant d'être aimée par un domestique. Cela m'est arrivé deux
ou trois fois. Ils roulent des yeux si drôles que c'est à mourir de rire. Naturellement, on se
montre d'autant plus sévère qu'ils sont plus amoureux, puis on les met à la porte, un jour,
sous le premier prétexte venu parce qu'on deviendrait ridicule si quelqu'un s'en
apercevait.
Mme Simone écoutait, le regard fixe devant elle, puis elle déclara:
--Non, décidément, le coeur de mon valet de pied ne me paraîtrait pas suffisant.
Raconte-moi donc comment tu t'apercevais qu'ils t'aimaient.
--Je m'en apercevais comme avec les autres hommes, lorsqu'ils devenaient stupides.
--Les autres ne me paraissent pas si bêtes à moi, quand ils m'aiment.
--Idiots, ma chère, incapables de causer, de répondre, de comprendre quoi que ce soit.
--Mais toi, qu'est-ce que cela te faisait d'être aimée par un domestique. Tu étais quoi...
émue... flattée?
--Émue? non--flattée--oui, un peu. On est toujours flatté de l'amour d'un homme quel
qu'il soit.
--Oh, voyons, Margot!
--Si, ma chère. Tiens, je vais te dire une singulière aventure qui m'est arrivée. Tu verras
comme c'est curieux et confus ce qui se passe en nous dans ces cas-là.
Il y aura quatre ans à l'automne, je me trouvais sans femme de chambre. J'en avais essayé
l'une après l'autre cinq ou six qui étaient ineptes, et je désespérais presque d'en trouver
une, quand je lus, dans les petites annonces d'un journal, qu'une jeune fille sachant coudre,
broder, coiffer, cherchait une place, et qu'elle fournirait les meilleurs renseignements.
Elle parlait en outre l'anglais.
J'écrivis à l'adresse indiquée, et, le lendemain, la personne en question se présenta. Elle
était assez grande, mince, un peu pâle, avec l'air très timide. Elle avait de beaux yeux
noirs, un teint charmant, elle me plut tout de suite. Je lui demandai ses certificats: elle
m'en donna un en anglais, car elle sortait, disait-elle, de la maison de lady Rymwell, où
elle était restée dix ans.
Le certificat attestait que la jeune fille était partie de son plein gré pour rentrer en France
et qu'on n'avait eu à lui reprocher, pendant son long service, qu'un peu de coquetterie
française.
La tournure pudibonde de la phrase anglaise me fit même un peu sourire et j'arrêtai
sur-le-champ cette femme de chambre.
Elle entra chez moi le jour même, elle se nommait Rose.
Au bout d'un mois je l'adorais.
C'était une trouvaille, une perle, un phénomène.
Elle savait coiffer avec un goût infini; elle chiffonnait les dentelles d'un chapeau mieux
que les meilleures modistes et elle savait même faire les robes.
J'étais stupéfaite de ses facultés. Jamais je
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