Contes du jour et de la nuit | Page 3

Guy de Maupassant
joues se plissèrent comme pour un rire silencieux, et enjambant de nouveau
la bordure de buis, il revint vers les deux hommes, qui le regardaient avec stupeur.
Puis il leur fit signe de le suivre en marchant sur la pointe des pieds; et, revenant devant
l'entrée, il enjoignit à Boniface de glisser sous la porte le journal et les lettres.
Le facteur, interdit, obéit cependant avec docilité.
--Et maintenant, en route, dit le brigadier.
Mais dès qu'ils eurent passé la barrière il se retourna vers le piéton, et, d'un air goguenard,
la lèvre narquoise, l'oeil retroussé et brillant de joie:
--Que vous êtes un malin, vous?
Le vieux demanda:
--De quoi? j'ai entendu, j'vous jure que j'ai entendu.
Mais le gendarme, n'y tenant plus, éclata de rire. Il riait comme on suffoque, les deux
mains sur le ventre, plié en deux, l'oeil plein de larmes, avec d'affreuses grimaces autour
du nez. Et les deux autres, affolés, le regardaient.
Mais comme il ne pouvait parler, ni cesser de rire, ni faire comprendre ce qu'il avait, il fit
un geste, un geste populaire et polisson.
Comme on ne le comprenait toujours pas, il le répéta, plusieurs fois de suite, en désignant
d'un signe de tête la maison toujours close.
Et son soldat, comprenant brusquement à son tour, éclata d'une gaieté formidable.

Le vieux demeurait stupide entre ces deux hommes, qui se tordaient.
Le brigadier, à la fin, se calma, et lançant dans le ventre du vieux une grande tape
d'homme qui rigole, il s'écria:
--Ah! farceur, sacré farceur, je le retiendrai l' crime au père Boniface!
Le facteur ouvrait des yeux énormes et il répéta:
--J'vous jure que j'ai entendu.
Le brigadier se remit à rire. Son gendarme s'était assis sur l'herbe du fossé pour se tordre
tout à son aise.
--Ah! t'as entendu. Et ta femme, c'est-il comme ça que tu l'assassines, hein, vieux farceur?
--Ma femme?...
Et il se mit à réfléchir longuement, puis il reprit:
--Ma femme.... Oui, all' gueule quand j'y fiche des coups.... Mais all' gueule, que c'est
gueuler, quoi. C'est-il donc que M. Chapatis battait la sienne?
Alors le brigadier, dans un délire de joie le fit tourner comme une poupée par les épaules,
et il lui souffla dans l'oreille quelque chose dont l'autre demeura abruti d'étonnement.
Puis le vieux, pensif, murmura:
--Non... point comme ça..., point comme ça..., point comme ça... all' n' dit rien, la
mienne.... J'aurais jamais cru... si c'est possible... on aurait juré une martyre...
Et, confus, désorienté, honteux, il reprit son chemin à travers les champs, tandis que le
gendarme et le brigadier, riant toujours et lui criant, de loin, de grasses plaisanteries de
caserne, regardaient s'éloigner son képi noir, sur la mer tranquille des récoltes.
[Illustration]

[Illustration]
ROSE
Les deux jeunes femmes ont l'air ensevelies sous une couche de fleurs. Elles sont seules
dans l'immense landau chargé de bouquets comme une corbeille géante. Sur la banquette
du devant, deux bannettes de satin blanc sont pleines de violettes de Nice, et sur la peau
d'ours qui couvre les genoux un amoncellement de roses, de mimosas, de giroflées, de
marguerites, de tubéreuses et de fleurs d'oranger, noués avec des faveurs de soie, semble
écraser les deux corps délicats, ne laissant sortir de ce lit éclatant et parfumé que les

épaules, les bras et un peu des corsages dont l'un est bleu et l'autre lilas.
Le fouet du cocher porte un fourreau d'anémones, les traits des chevaux sont capitonnés
avec des ravenelles, les rayons des roues sont vêtus de réséda; et, à la place des lanternes,
deux bouquets ronds, énormes, ont l'air des deux yeux étranges de cette bête roulante et
fleurie.
Le landau parcourt au grand trot la route, la rue d'Antibes, précédé, suivi, accompagné
par une foule d'autres voitures enguirlandées, pleines de femmes disparues sous un flot de
violettes. Car c'est la fête des fleurs à Cannes.
On arrive au boulevard de la Foncière, où la bataille a lieu. Tout le long de l'immense
avenue, une double file d'équipages enguirlandés va et revient comme un ruban sans fin.
De l'un à l'autre on se jette des fleurs. Elles passent dans l'air comme des balles, vont
frapper les frais visages, voltigent et retombent dans la poussière où une armée de gamins
les ramasse.
Une foule compacte, rangée sur les trottoirs, et maintenue par les gendarmes à cheval qui
passent brutalement et repoussent les curieux à pied comme pour ne point permettre aux
vilains de se mêler aux riches, regarde, bruyante et tranquille.
Dans les voitures on s'appelle, on se reconnaît, on se mitraille avec des roses. Un char
plein de jolies femmes vêtues de rouge comme des diables, attire et séduit les yeux. Un
monsieur qui ressemble aux portraits d'Henri IV lance avec une ardeur joyeuse un
énorme bouquet retenu par un élastique.
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