Contes du jour et de la nuit | Page 6

Guy de Maupassant
semblait plus fachée d'être contemplée ainsi.
Ils finirent par causer. Une sorte d'intimité rapide s'établit entre eux, une intimité d'une demi-heure par jour. Et c'était là, certes, la plus charmante demi-heure de sa vie à lui. Il pensait à elle tout le reste du temps, la revoyait sans cesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahi par cette image flottante et tenace qu'un visage de femme aimée laisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cette petite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessus des réalisations humaines.
Chaque matin maintenant elle lui donnait une poignée de main, et il gardait jusqu'au soir la sensation de ce contact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de ces petits doigts; il lui semblait qu'il en avait conservé l'empreinte sur sa peau.
Il attendait anxieusement pendant tout le reste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches lui semblaient navrants.
Elle aussi l'aimait, sans doute, car elle accepta, un samedi de printemps, d'aller déjeuner avec lui, à Maisons-Laffitte, le lendemain.
* * * * *
Elle était la première à l'attendre à la gare. Il fut surpris; mais elle lui dit:
--Avant de partir, j'ai à vous parler. Nous avons vingt minutes: c'est plus qu'il, ne faut.
Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeux baissés et les joues pales. Elle reprit:
--Il ne faut pas que vous vous trompiez sur moi. Je suis une honnête fille, et je n'irai là-bas avec vous que si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien... de ne rien faire... qui soit... qui ne soit pas... convenable....
Elle était devenue soudain plus rouge qu'un coquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux et désappointé en même temps. Au fond du coeur, il préférait peut-être que ce f?t ainsi; et pourtant... pourtant il s'était laissé bercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dans les veines. Il l'aimerait moins assurément s'il la savait de conduite légère; mais alors ce serait si charmant, si délicieux pour lui! Et tous les calculs égo?stes des hommes en matière d'amour lui travaillaient l'esprit.
Comme il ne disait rien, elle se remit à parler d'une voix émue, avec des larmes au coin des paupières:
--Si vous ne me promettez pas de me respecter tout à fait, je m'en retourne à la maison.
Il lui serra le bras tendrement et répondit:
--Je vous le promets; vous ne ferez que ce que vous voudrez.
Elle parut soulagée et demanda en souriant:
--C'est bien vrai, ?a?
Il la regarda au fond des yeux.
--Je vous le jure!
--Prenons les billets, dit-elle.
Ils ne purent guère parler en route, le wagon étant au complet.
Arrivés à Maisons-Laffitte, ils se dirigèrent vers la Seine.
L'air tiède amollissait la chair et l'ame. Le soleil tombant en plein sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille reflets de gaieté dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui glissaient, par troupes, entre deux eaux. Ils allaient, inondés de bonheur, comme soulevés de terre dans une félicité éperdue.
Elle dit enfin:
--Comme vous devez me trouver folle.
Il demanda:
--Pourquoi ?a?
Elle reprit:
--N'est-ce pas une folie de venir comme ?a toute seule avec vous?
--Mais non! c'est bien naturel.
--Non! non! ce n'est pas naturel--pour moi,--parce que je ne veux pas fauter,--et c'est comme ?a qu'on faute, cependant. Mais si vous saviez! c'est si triste, tous les jours, la même chose, tous les jours du mois et tous les mois de l'année. Je suis toute seule avec maman. Et comme elle a eu bien des chagrins, elle n'est pas gaie. Moi, je fais comme je peux. Je tache de rire quand même; mais je ne réussis pas toujours. C'est égal, c'est mal d'être venue. Vous ne m'en voudrez pas, au moins.
Pour répondre, il l'embrassa vivement dans l'oreille. Mais elle se sépara de lui, d'un mouvement brusque; et, fachée soudain:
--Oh! monsieur Fran?ois! après ce que vous m'avez juré.
Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.
Ils déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l'eau.
Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir l'un près de l'autre les rendaient rouges, oppressés et silencieux.
Mais après le café une joie brusque les envahit, et, ayant traversé la Seine, ils repartirent le long de la rive, vers le village de La Frette.
Tout à coup il demanda:
--Comment vous appelez-vous?
--Louise.
Il répéta: Louise; et il ne dit plus rien.
La rivière, décrivant une longue courbe, allait baigner au loin une rangée de maisons blanches qui se miraient dans l'eau, la tête en bas. La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe champêtre, et lui, il chantait à pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu'on vient de mettre à l'herbe.
à leur gauche, un coteau planté de vignes suivait la rivière.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 53
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.