Contes de la Montagne | Page 8

Erckmann-Chatrian
couvées d'oiseaux de proie: des
éperviers, des buses et quelquefois des aigles égarés dans les
brouillards des Alpes ... mais comme les aigles repartent généralement
au petit jour, il faut y être de grand-matin pour pouvoir les tirer.--On y
trouve aussi des martres, des chats sauvages, des fouines, des belettes
qui se nourrissent d'oeufs et se plaisent au fond des cavernes.
A deux heures du matin, j'étais dans le défilé et je suivais un petit
sentier qu'il faut bien connaître, car il longe les précipices; des masses
de fougères humides croissent au bord du roc, et, à trois cents pieds
au-dessous, s'élèvent à peine les cimes des plus hauts sapins.
Mais à cette heure on ne voyait rien: la nuit était noire comme un four,
quelques étoiles seulement brillaient au-dessus de l'abîme.
J'entendais près de moi les cris aigus des martres: ces animaux se
poursuivent la nuit comme les rats; par un beau clair de lune, on en voit
quelquefois deux, trois, et plus, à la suite les uns des autres, monter les
rochers aussi vite que s'ils couraient à terre.
En attendant le jour, je m'assis au pied d'un chêne pour fumer une pipe.
Le temps était si calme que pas une feuille ne remuait, on aurait dit que
tout était mort.
Comme je me reposais là, depuis environ un quart d'heure, rêvant à
toutes sortes de choses, il me sembla voir tout à coup, au fond du
gouffre, un éclair ramper sur le roc, «Que diable cela peut-il être?» me
dis-je.

Une minute après, l'éclair devint plus vif, une flamme embrassa de sa
lumière pourpre plusieurs sapins, dont les ombres vacillèrent sur le
torrent de la Tonkelbach.--Quelques figures noires se dessinèrent
autour de la flamme, allant et venant comme des fourmis.--Des
bohémiens campaient sur la roche plate, ils venaient d'allumer du feu
pour préparer leur repas avant de se mettre en route.
Vous ne sauriez croire, maître Christian, combien cette halte au fond du
précipice était belle! Les vieux arbres desséchés, les brindilles de lierre,
les ronces et le chèvrefeuille pendus au rocher se découpaient à jour
dans les airs; mille étincelles volaient sur l'écume du torrent à perte de
vue, et des lueurs étranges dansaient sous le dôme des grands chênes,
comme la ronde des feux follets sur le Blokesberg.
De la hauteur où j'étais, il me semblait voir une peinture grande comme
la main ... une peinture de feu et d'or, sur le fond noir des ténèbres.
Longtemps je restai là tout pensif, me disant que les hommes ne sont au
milieu des bois et des montagnes que de pauvres insectes perdus dans
la mousse; mille autres idées semblables me venaient à l'esprit.
A la fin, je me laissai glisser entre deux rochers, en m'accrochant aux
broussailles, et je descendis sur la pente du Krappenfels, pour voir ces
gens de plus près.... Mais, comme la pente devenait toujours plus rapide,
je m'arrêtai de nouveau près d'un arbre, à mille pieds environ au-dessus
des bohémiens.
Je reconnus alors une vieille, assise près d'une chaudière.... La flamme
l'éclairait de profil; elle tenait ses genoux pointus entre ses grands bras
maigres, et regardait dans la marmite.... Trois ou quatre petits enfants à
peu près nus se traînaient autour d'elle comme des grenouilles. Plus loin,
des femmes et des hommes, accroupis dans l'ombre, faisaient leurs
préparatifs de départ; ils se levaient, couraient, traversaient le cercle de
lumière, pour jeter des brassées de feuilles dans le feu, qui s'élevait de
plus en plus, tordant des masses de fumée sombre au-dessus du vallon.
Tandis que je regardais cela tranquillement, une idée du diable me
passa par la tête ... une idée qui d'abord me fit rire en moi-même.

«Hé! me dis-je, si tout à coup une grosse pierre tombait du ciel au
milieu de ce tas de monde ... quelle mine ferait la vieille avec son nez
crochu! et les autres, comme ils ouvriraient les yeux!--Hé! hé! hé! ce
serait drôle.»
Mais ensuite je pensais naturellement qu'il faudrait être un scélérat,
pour détacher une pierre et la rouler sur ces bohémiens, qui ne
m'avaient jamais fait de mal.
«Oui ... oui ... me dis-je en moi-même, ce serait abominable ... je ne me
pardonnerais jamais de ma vie!»
Malheureusement une grosse pierre se trouvait au bout de mon pied, et
je la balançais doucement ... comme pour rire....»
Ici Heinrich fit une pause ... il était très-pâle.... Au bout de quelques
secondes, il reprit:
«Voyez-vous, maître Christian, on a beau dire le contraire, la chasse est
une passion diabolique ... elle développe les instincts de destruction qui
se trouvent au fond de notre nature, et finit par nous jouer de mauvais
tours.--Si je n'avais pas été habitué à verser le sang depuis plus de
trente ans, il est positif que l'idée seule que je
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