Contes de la Montagne | Page 9

Erckmann-Chatrian
pouvais écraser un de ces
malheureux zigeiners m'aurait fait dresser les cheveux sur la
tête.--J'aurais quitté la place sur-le-champ, pour ne pas succomber à la
tentation ... mais l'habitude de tuer rend cruel.... Et puis, il faut bien le
dire, une curiosité diabolique me retenait.
Je me représentais les bohémiens, consternés ... la bouche béante ...
courant à droite et à gauche ... levant les mains ... poussant des cris ... et
grimpant à quatre pattes au milieu des rochers ... avec des figures si
drôles ... des contorsions si bizarres ... que, malgré moi, mon pied
s'avançait tout doucement ... tout doucement ... et poussait l'énorme
pierre sur la pente.
Elle partit!
D'abord elle fit un tour ... lentement.... J'aurais pu la retenir.... Je me

levai même pour m'élancer dessus, mais la pente était si roide en cet
endroit, qu'au deuxième tour elle avait déjà sauté trois pieds ... puis
six ... puis douze!... Alors, moi, debout, je sentis que je devenais pâle et
que mes joues tremblaient. Le rocher montait, descendait, juste en face
de la flamme.... Je le voyais en l'air ... puis retomber dans la nuit ... et je
l'entendais bondir comme un sanglier.... C'était terrible!
Je jetai un cri ... un cri à réveiller la montagne.... Les bohémiens
levèrent la tête ... il était trop tard! Au même instant, le rocher parut en
l'air pour la dernière fois ... et la flamme s'éteignit....»
Heinrich se tut, me fixant d'un oeil hagard.... La sueur perlait sur son
front.--Moi, je ne disais rien ... j'avais baissé la tête.... Je n'osais pas le
regarder!
Après quelques instants de silence, le vieux braconnier reprit:
«Voilà ce que j'ai fait, maître Christian, et vous êtes le premier à qui
j'en parle depuis ma confession au vieux curé Gottlieb, de Schirmeck ...
deux jours après le malheur.--Ce curé me dit: «Heinrich, l'amour du
sang vous a perdu ... vous avez tué une pauvre vieille femme, pour une
envie de rire.... C'est un crime épouvantable.... Laissez là votre fusil,
travaillez au lieu de tuer, et peut-être le Seigneur vous pardonnera-t-il
un jour!... Quant à moi, je ne puis vous donner l'absolution...» Je
compris que ce brave homme avait raison, que la chasse m'avait perdu.
Je donnai mon chien au sabotier du Chêvrehof.... J'accrochai mon fusil
au mur.... Je repris la navette ... et me voilà!»
Heinrich se tut.
Nous restâmes longtemps assis en face l'un de l'autre, sans échanger
une parole. La nuit était venue ... un silence de mort planait sur le
hameau de la Steinbach ... et tout au loin ... bien loin ... sur la route de
Saverne, une lourde voiture, lancée au galop, passait avec un cliquetis
de ferrailles.
Vers neuf heures, la lune, commençant à paraître derrière le
Schnéeberg, je me levai pour sortir.--Le vieux braconnier

m'accompagna jusqu'au seuil de sa cassine.
«Pensez-vous que le Seigneur me pardonnera, maître Christian?» dit-il
en me tendant la main.
Sa voix tremblait.
«Si vous avez beaucoup souffert ... Heinrich!... Souffrir, c'est expier.»
Il me regarda quelques instants sans répondre....
«Si j'ai beaucoup souffert? fit-il enfin avec amertume.... Si j'ai
beaucoup souffert?--Ah! maître Christian, pouvez-vous me demander
cela!--Est-ce qu'un épervier peut jamais être heureux dans une cage?
Non, n'est-ce pas.... On a beau lui donner les meilleurs morceaux, ça ne
l'empêche pas d'être triste.... Il regarde le ciel à travers les barreaux de
sa cage ... ses ailes tremblent ... il finit par mourir.--Eh bien! depuis dix
ans, je suis comme cet épervier!»
Il se tut quelques secondes ... puis, tout à coup, comme entraîné malgré
lui:
«Oh! s'écria-t-il, les hautes montagnes!... les grandes forêts!... la
solitude!... la vie des bois!...»
Il étendait les bras vers les pics lointains des Vosges, dont les masses
noires se dessinaient à l'horizon, et de grosses larmes roulaient dans ses
yeux.
«Pauvre vieux! me dis-je en le quittant, pauvre vieux!»
Et je remontai tout pensif le petit sentier qui longe la côte, au milieu
des bruyères.

LE VIOLON DU PENDU
CONTE FANTASTIQUE

Karl Hâfitz avait passé six ans sur la méthode du contre-point; il avait
étudié Haydn, Gluck, Mozard, Beethoven, Rossini; il jouissait d'une
santé florissante et d'une fortune honnête qui lui permettait de suivre sa
vocation artistique; en un mot, il possédait tout ce qu'il faut pour
composer de grande et belle musique ... excepté la petite chose
indispensable: l'inspiration.
Chaque jour, plein d'une noble ardeur, il portait à son digne maître
Albertus Kilian de longues partitions très-fortes d'harmonie ... mais
dont chaque phrase revenait à Pierre, à Jacques, à Christophe.
Maître Albertus, assis dans son grand fauteuil, les pieds sur les chenets,
le coude au coin de la table, tout en fumant sa pipe, se mettait à biffer
l'une après l'autre les singulières découvertes de son élève. Karl en
pleurait de rage, il se fâchait,
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