Contes de la Montagne | Page 7

Erckmann-Chatrian

devenue la vieille Irmengarde, ouvrez le tome II des Annales
archéologiques de Bernard Hertzog, et vous trouverez à la date du 16
juillet 1849 la note suivante:

«La vieille diseuse de légendes Irmengarde, surnommée l'Ame des
ruines, est morte la nuit dernière, dans la hutte du ségare Christian.
«Chose étonnante, à la même heure, et, pour ainsi dire, à la même
minute, la grande tour du Nideck s'est écroulée dans la cascade....
«Ainsi disparait le plus antique monument de l'architecture
mérovingienne, dont l'historien Schlosser a dit: etc., etc., etc.»

LE TISSERAND DE LA STEINBACH
«Vous parlez de la montagne, me dit un jour le vieux tisserand
Heinrich, en souriant d'un air mélancolique, mais si vous voulez voir la
haute montagne, ce n'est pas ici, près de Saverne, qu'il faut rester;
prenez la route du Dagsberg, descendez au Nideck, à Haslach, montez à
Saint-Dié, à Gérardmer, à Retournemer; c'est là que vous verrez la
montagne, des bois, toujours des bois, des rochers, des lacs et des
précipices.
On dit qu'une, belle route passe maintenant sur le Honeck; je veux le
croire, mais c'est bien difficile. Le Honeck a passé cinq mille pieds de
hauteur, la neige y séjourne jusqu'au mois de juillet, et ses flancs
descendent à pic dans le défilé du Münster, par d'immenses rochers
noirs, fendillés et hérissés de sapins, qui, d'en bas, ressemblent à des
fougères.--D'en haut, vous découvrez la vallée d'Alsace, le Rhin, les
Alpes bernoises, du côté de l'Allemagne;--vers la France, les lacs de
Retournemer, de Longemer, et puis des montagnes ... des montagnes à
n'en plus finir!
Combien j'ai chassé dans ce beau pays!... Combien j'ai tué de lièvres,
de chevreuils, de sangliers, le long de ces côtes boisées; de belettes, de
martres et de chats sauvages dans ces bruyères; combien j'ai pêché de
truites dans ces lacs!--On me connaissait partout, de la Hoûpe à
Schirmeck, de Münster à Gérardmer: «Voici Heinrich qui vient avec
ses chapelets de grives et de mésanges», disait-on. Et l'on me faisait
place à table; on me coupait une large tranche de ce bon pain de

ménage qui semble toujours sortir du four; on poussait devant moi la
planchette au fromage; on remplissait mon gobelet de petit vin blanc
d'Alsace.--Les jolies filles venaient s'accouder sur mes épaules, le nez
retroussé, les joues roses, les lèvres humides; les vieux me serraient la
main en disant: «Aurons-nous beau temps pour la fauchée, Heinrich?...
Faut-il conduire les porcs à la glandée?... les boeufs à la pâture?» Et les
vieilles déposaient bien vite leur balai derrière la porte, pour venir me
demander des nouvelles.
Quelquefois alors, en sortant, je pendais dans la cuisine un vieux lièvre
aux longues dents jaunes, au poil roux comme de la mousse
desséchée;--ou bien, en hiver, un vieux renard qu'il fallait exposer trois
jours à la gelée avant d'y mordre....--Et cela suffisait, j'étais toujours
l'ami de la maison, j'avais toujours mon coin à table.... Oh! le bon
temps ... les bonnes gens ... le bon pays des Vosges!...
--Mais pourquoi donc, maître Heinrich, avez-vous quitté ce beau pays,
puisque vous l'aimiez tant?
--Que voulez-vous, maître Christian, l'homme n'est jamais heureux; ma
vue devenait trouble, ma main commençait à trembler: plus d'un lièvre
m'avait échappé.... Et puis il arrivait chaque jour de nouveaux gardes....
On bâtissait de nouvelles maisons forestières.... Il y avait plus de
procès-verbaux dressés contre moi, qu'un âne ne peut en porter à
l'audience.... Les gendarmes s'en mêlaient.... On me cherchait partout ...
ma foi, j'ai quitté la partie, j'ai repris le fil et la navette, et j'ai bien fait,
je ne m'en repens pas, non, je ne m'en repens pas!»
Le front du vieillard devint sombre, il se leva et se prit à marcher
lentement dans la petite chambre, les mains croisées sur le dos, les
joues pâles et les yeux fixés devant lui.--Il me semblait voir un vieux
loup édenté, la griffe usée, rêvant à la chasse en mangeant de la bouillie.
De temps en temps, un tressaillement nerveux agitait ses lèvres, et les
derniers rayons du jour, éparpillés sur le métier du tisserand, et la
muraille décrépite, enluminée de vieilles gravures de Montbéliard,
donnaient à cette scène je ne sais quelle physionomie mystérieuse.
Tout à coup il s'arrêta et me regardant en face:

«Eh bien! oui, fit-il brusquement, oui, j'aurais mieux aimé périr au
milieu des bois, sous la rosée du ciel, que de reprendre le métier; mais
il y avait encore autre chose.»
Il s'assit au bord de la petite fenêtre à vitraux de plomb, et regardant le
soleil de ses yeux ternes:
«Un jour d'automne, en 1827, j'étais parti de Gérardmer, la carabine sur
l'épaule, vers onze heures du soir, pour me rendre au Schlouck: c'est un
lieu sauvage entre le Honeck et la montagne des Génisses.--On y voit
tourbillonner tous les matins des
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