Contes de la Montagne | Page 6

Erckmann-Chatrian
avait entendu dans la montagne, au moment de son réveil,
passa lentement sous la petite fenêtre de la hutte, et presque aussitôt
une grosse tête cornue, plaquée de taches noires et blanches ... la tête
d'une superbe génisse, s'avança sous la porte.
«Hé! c'est Waldine, s'écria Christian en riant.... Elle vous cherche,
Fuldrade!»
La bonne bête, calme et paisible, après avoir regardé quelques secondes,
s'avança jusqu'au milieu de l'âtre et vint flairer la vieille Irmengarde.
«Va-t'en, disait Fuldrade, va-t'en avec les autres.»
Et la génisse, obéissante, retourna jusque sur le seuil de la scierie....
Mais l'eau qui tombait par torrent parut la faire réfléchir.... Elle resta là,
spectatrice du déluge, balançant la queue et mugissant d'un air
mélancolique.
Au bout de vingt minutes, le temps s'éclaircit ... le jour commençait à
poindre, et Waldine se décidant enfin, sortit gravement comme elle
était venue.
L'air frais pénétrait alors dans la hutte avec les mille parfums du lierre,
de la mousse, du chèvrefeuille, ranimés par la pluie. Les oiseaux des
bois, le rouge-gorge, la grive, le merle s'égosillaient sous le feuillage
humide.... C'étaient des frissons d'amour ... des frémissements d'ailes à
vous épanouir le coeur.
Alors maître Bernard, sortant de sa rêverie, fit quatre pas au dehors,
leva les yeux et vit quelques nuages blancs voguer en caravanes
vaporeuses dans le ciel désert.... Il vit aussi sur la côte opposée, tout le
troupeau de boeufs, de vaches et de génisses abrités sous la roche
creuse.... Les uns, majestueusement étendus, les genoux ployés, l'oeil
endormi ... les autres, le cou tendu, mugissant d'une voix solennelle....
Quelques jeunes bêtes contemplaient les festons de chèvrefeuille

pendus au granit, et semblaient en aspirer les parfums avec bonheur.
Toutes ces formes diverses, toutes ces attitudes se détachaient
vigoureusement sur le fond rougeâtre de la pierre, et la voûte immense
de la caverne, toute chargée de sapins et de chênes aux larges serres
incrustées dans le roc, donnait à ce tableau un air de grandeur
magistrale.
«Eh bien! maître Bernard, s'écria Christian, voici le jour ... voici le
moment du départ....»
Puis s'adressant à Fuldrade toute rêveuse:
«Fuldrade, dit-il à demi-voix, ce bon vieillard de la ville n'aime pas le
kirsch-wasser.... Je ne puis cependant lui offrir de l'eau.... N'auriez-vous
pas autre chose?»
Fuldrade prenant alors un petit baquet de chêne dans lequel le sègare
mettait son eau, regarda maître Bernard avec douceur et sortit.
«Attendez, fit-elle, je reviens tout de suite.»
Elle traversa rapidement la prairie humide; l'eau des grandes herbes
tombait sur ses petits pieds en gouttelettes cristallines. A son approche
de la grotte, les plus belles vaches se levèrent comme pour la saluer....
Elles les caressa toutes, l'une après l'autre, et s'étant assise, elle se mit à
traire l'une d'elles ... une grande vache blanche, qui se tenait immobile,
les paupières demi-closes et semblait bienheureuse de sa préférence.
Quand le cuveau fut plein, Fuldrade s'empressa de revenir, et le
présentant à maître Bernard:
«Buvez à même, fit-elle en souriant, le lait chaud se prend ainsi dans la
montagne.»
Ce que fit le bonhomme, en la remerciant mille fois et vantant la qualité
supérieure de ce lait écumeux, aromatique, formé des plantes sauvages
du Schnéeberg.

Fuldrade paraissait contente de ses éloges, et Christian, qui venait de
mettre sa blouse, debout derrière eux, le bâton à la main, attendit la fin
de ses compliments pour s'écrier:
«En route, maître, en route!... Nous avons de l'eau maintenant.... La
roue de la scie va tourner six semaines sans s'arrêter.... Il faut que je
sois de retour pour neuf heures.»
Et ils partirent, suivant le sentier sablonneux qui longe la côte.
«Adieu, dit maître Bernard à la jeune fille, en se retournant tout ému,
que le ciel vous rende heureuse!»
Elle inclina doucement la tête sans répondre, et, les ayant suivis du
regard jusqu'au détour de la vallée, elle rentra dans la hutte et fut
s'asseoir à côté de la vieille.
Le lendemain, vers six heures du matin, Bernard Hertzog, de retour à
Saverne, était assis devant son bureau, et consignait au chapitre des
antiquités du Dagsberg sa découverte des armes mérovingiennes dans
la hutte du ségare du Nideck.
Plus tard, il démontra que les mots Triboci, Tribocci, Tribunci,
Tribochi et Triboques, se rapportent tous au même peuple et dérivent
des mots germains drayen büchen, qui signifient trois hêtres. Il en cita
comme preuve évidente les trois arbres et les trois crapauds du Nideck
dont nos rois ont fait dans la suite les trois fleurs de lis.
Tous les antiquaires d'Alsace lui envièrent cette magnifique découverte;
son nom ne fut plus invoqué sur les deux rives du Rhin que précédé des
titres: doctus, doctissimus, eruditus Bernardus ... chose qui le gonflait
d'aise et lui faisait prendre une physionomie presque solennelle.
Maintenant, mes chers amis, si vous êtes curieux de savoir ce qu'est
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