Contes de la Montagne | Page 3

Erckmann-Chatrian
bien ... tant mieux ... j'ai des pommes de terre �� votre service ... elles sont magnifiques.?
A ce mot de pommes de terre, l'oncle Bernard ne put r��primer une grimace: il se rappelait les bons soupers de Berbel, et faisait un triste retour sur les choses de ce bas monde.
Christian n'eut pas l'air de s'en apercevoir; il tira cinq ou six pommes de terre d'un sac et les jeta dans la cendre, ayant grand soin de les couvrir, puis s'asseyant au bord de l'atre, les jambes ��tendues, il alluma sa pipe.
?Mais dites donc, ma?tre, reprit-il, comment ��tes-vous ce soir �� six lieues de Saverne ... dans la gorge du Nideck?
--Dans la gorge du Nideck! s'��cria le brave homme en bondissant.
--Sans doute, vous pouvez voir les ruines d'ici ... �� deux bonnes port��es de carabine ...?
Ma?tre Bernard ayant regard��, reconnut effectivement les ruines du Nideck, telles qu'il les avait d��crites au chapitre XXIVe de son Histoire des antiquit��s d'Alsace, avec leurs hautes tours ��ventr��es �� la base et dominant l'ab?me de la cascade.
?Et moi qui croyais ��tre tout pr��s de Haslach!? fit-il d'un air stup��fait.
Le s��gare partit d'un immense ��clat de rire:
?Aux environs d'Haslach? vous en ��tes �� plus de deux lieues.... Je vois ce que c'est ... vous avez mal pris �� l'embranchement du vieux ch��ne ... au lieu d'aller �� gauche, vous avez tourn�� �� droite.... Il faut ouvrir l'oeil au milieu des bois.... Quand on se trompe d'une ligne au d��part ... ?a fait des lieues �� la fin.... H��! h��! h��!?
Bernard Hertzog, �� cette r��v��lation, parut constern��. ?Six lieues de Saverne, murmurait-il ... six lieues de montagnes.... Et dire qu'il faudra encore en faire deux autres demain ... ?a fera huit....
--Bah! je vous servirai de guide jusqu'�� la route ... dans la vall��e.... Vous arriverez �� Haslach de bonne heure.... Et puis, songez que vous avez encore de la chance.
--De la chance.... Tu veux rire, Christian?
--Eh oui, de la chance.... Vous auriez fort bien pu passer la nuit dans les bois.... Si l'orage, qui s'avance du c?t�� du Schn��eberg, vous avait surpris en route ... c'est alors que vous auriez pu vous plaindre.... La pluie sur le dos et le tonnerre tapant �� droite, �� gauche, comme un aveugle.... Tandis que vous allez avoir un bon lit, fit-il en indiquant la caisse; vous dormirez l�� comme une souche, et demain, �� la fra?cheur, nous partirons ... vos jambes seront d��gourdies.... Vous arriverez tranquillement.
--Tu es un bon enfant, Christian, r��pondit Bernard les larmes aux yeux.... Tiens, passe-moi une de tes pommes de terre ... que je me couche ensuite.... C'est la fatigue qui me p��se le plus.... Je n'ai pas faim, une seule pomme de terre bien chaude me suffira.
--En voici deux ... farineuses comme des chataignes.... Go?tez-moi ?a, ma?tre, prenez un petit verre de kirsch-wasser et puis ��tendez-vous.... Moi, je vais me remettre �� l'ouvrage.... il faut que je fasse encore quinze planches ce soir.?
Christian se leva, posa la bouteille de kirsch-wasser au rebord de la fen��tre et sortit. Le mouvement de la scie, un instant suspendu, reprit aussit?t sa marche au bruit tumultueux des flots.
Quant �� ma?tre Hertzog, tout ��tonn�� de se voir dans cette solitude lointaine, entre les ruines du Nideck, du Dagsberg et du Krappenfels, il r��va longtemps �� la route qu'il lui faudrait faire encore pour regagner ses p��nates.... Puis, suivant le cours de ses m��ditations habituelles, il se prit �� repasser les chroniques, les l��gendes, les histoires plus ou moins fabuleuses, h��ro?ques ou barbares des anciens ma?tres du pays.... Il remonta jusqu'aux Triboques.... se rappelant Clovis, Ghilp��ric, Th��odoric, Dagobert, la lutte furieuse de Brunehaut et de Fr��d��gonde, etc., etc.... Il vit passer tous ces ��tres f��roces devant ses yeux.... Le vague murmure des arbres, l'aspect sombre des rochers, favorisaient cette singuli��re ��vocation.... Tous les personnages de la chronique se trouvaient l�� sur leur th��atre: entre l'ours, le sanglier et le loup.
Enfin, n'en pouvant plus, le bonhomme suspendit son feutre �� l'un des crocs de la muraille et s'��tendit sur les bruy��res. Le grillon chantait dans sa couche odorante, quelques ��tincelles couraient sur la cendre ti��de ... insensiblement ses paupi��res s'appesantirent ... il s'endormit profond��ment.
II
Ma?tre Bernard Hertzog dormait depuis deux bonnes heures, et le bouillonnement de l'eau, tombant de la digue, interrompait seul ses ronflements sonores, quand tout �� coup une voix gutturale, s'��levant au milieu du silence, s'��cria:
?Droctufle! Droctufle! as-tu donc tout oubli��??
L'accent de cette voix ��tait si poignant, que ma?tre Bernard, r��veill�� en sursaut, sentit ses cheveux se dresser d'horreur. Il s'appuya sur les coudes et regarda, les yeux ��carquill��s. La hutte ��tait noire comme un four.... Il ��couta: plus un souffle ... plus un soupir ... seulement au loin, bien loin... par del�� les ruines... un tintement sonore se faisait entendre dans la montagne.
Bernard, le cou tendu, exhala un profond
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