des
bords délicieux de sa tasse.
A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un peu
nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un
ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire de
ce cochon de Morin.»
A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux pauvres
du pays.
Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même
une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos de
ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.» J'acceptais,
mais Rivet s'acharna à s'en aller.
Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais: «Voyons, mon
petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait exaspéré et me répétait
dans la figure: «J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire de ce cochon de
Morin.»
Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon
existence.
Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des
adieux, je dis à Rivet: «Tu n'es qu'une brute». Il répondit: «Mon petit,
tu commençais à m'agacer bougrement».
En arrivant aux bureaux du Fanal, j'aperçus une foule qui nous
attendait... On cria dès qu'on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé
l'affaire de ce cochon de Morin?»
Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur s'était
dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant: «Oui, c'est
fait, grâce à Labarbe.»
Et nous allâmes chez Morin.
Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des
compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il toussait
sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où lui était
venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse prête à
le dévorer.
Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les
poignets et les genoux. Je dis: «C'est arrangé, salaud, mais ne
recommence pas.»
Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.
Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop
brutale.
On ne l'appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin»,
et cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il
l'entendait.
Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête par
instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui demandant,
chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?»
Il mourut deux ans plus tard.
Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une
visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
grande femme opulente et belle me reçut.
«Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.»
Je balbutiai: «Mais..... non..... madame.»
--«Henriette Bonnel.»
--«Ah!»--Et je me sentis devenir pâle.
Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.
Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les
serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller
vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en
quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi
comme vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de
dévouement dans l'affaire.....» Il hésita, puis prononça plus bas, comme
s'il eût articulé un mot grossier «.....Dans l'affaire de ce cochon de
Morin.»
LA FOLLE
A Robert de Bannières.
Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien
sinistre anecdote de la guerre.
Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je
l'habitais au moment de l'arrivée des Prussiens.
J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était égaré
sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle avait
perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant nouveau-né.
Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient
presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.
La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira
pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à
cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine,
remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée,
ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
retourner ses matelas.
Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en temps
ou mâcher
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