un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette âme
désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus. Songeait-elle
aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir précis? Ou bien sa
pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau sans courant?
Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.
La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens
pénétrèrent à Cormeil.
Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres; et j'étais
étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, quand
j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma fenêtre, je
les vis passer.
Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs
hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.
Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à
l'officier d'à côté que la dame était malade; et il ne s'en inquiéta guère.
Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il s'informa de
la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée depuis quinze ans
par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans doute, et s'imagina
que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par fierté, pour ne pas voir
les Prussiens, et ne leur point parler, et ne les point frôler.
Il exigea qu'elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda,
d'un ton brusque.
--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous
foie.
Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit pas.
Il reprit:
--Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.
Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas
vu.
Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême.
Et il ajouta:
--Si vous n'êtes pas tescentue temain...
Puis, il sortit.
* * * * *
Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller; mais la folle
se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite; et la servante,
se jetant à ses genoux, cria:
--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est si
malheureuse.
Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer du
lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres en
allemand.
Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme
on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle,
toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements tant
qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet de
vêtements féminins.
Et l'officier prononça en se frottant les mains:
--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et
faire une bétite bromenate.
Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt d'Imauville.
Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.
On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Où l'avaient-ils portée!
On ne le sut jamais.
* * * * *
La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les
bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler
jusqu'à nos portes.
La pensée de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs
démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des
renseignements. Je faillis être fusillé.
Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma
voisine restait fermée; l'herbe drue poussait dans les allées.
La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait plus
de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse.
Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les bois!
L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans
pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes
doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur.
Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse; et, comme ma
goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt. J'avais
déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis un qui
disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y descendre
pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une tête de mort.
Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la poitrine comme
un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces bois peut-être
en cette année sinistre; mais je ne sais pourquoi, j'étais sûr, sûr, vous
dis-je, que je rencontrais la tête de cette misérable maniaque.
Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce
matelas, dans
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