Contes de la Becasse | Page 5

Guy de Maupassant
et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une
chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait croire.
Je finissais par me sentir troublé; par penser ce que je disais; j'étais pâle,
oppressé, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille.
Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille. Elle
semblait morte tant elle restait rêveuse.
Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa
taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne remuait
plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout à coup mes lèvres,
sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long baiser; et il
aurait encore duré longtemps; si je n'avais entendu «hum, hum» à
quelques pas derrière moi.

Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet qui
me rejoignait.
Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: «Eh bien! c'est comme ça
que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.»
Je répondis avec fatuité: «On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle?
Qu'en as-tu obtenu? Moi, je réponds de la nièce.»
Rivet déclara: «J'ai été moins heureux avec l'oncle.»
Et je lui pris le bras pour rentrer.

III
Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma
main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait
son pied; nos regards se joignaient, se mêlaient.
On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme
toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serrée
contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux
siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
suivaient gravement sur le sable des chemins.
On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la
tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept
heures, par le premier train.
L'oncle, dit: «Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces
messieurs.» On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
l'oreille: «Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord.» Puis
elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis de
nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa
résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle s'enfuit.

Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très penaud,
sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle maladresse
j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.
Je demandai: «Qui est là?»
Une voix légère répondit: «Moi.»
Je me vêtis à la hâte; j'ouvris; elle entra. «J'ai oublié, dit-elle, de vous
demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du thé, ou du
café?»
Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant:
«Je prends... je prends... je prends...» Mais elle me glissa entre les bras,
souffla ma lumière, et disparut.
Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes, n'en
trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à moitié
fou, mon bougeoir à la main.
Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la
voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai
brusquement: «Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je
demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de
plusieurs secondes, la réponse me vint: «Parbleu je dirai que je
cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.»
Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne, à
elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que je
tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, effarée, me
regardait.
Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe
des pieds, je lui dis: «J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander
quelque chose à lire.» Elle se débattait; mais j'ouvris bientôt le livre que
je cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus
merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.

Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré;
et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent jusqu'au
bout.
Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre,
quand une main brutale m'arrêta; et une voix, celle de Rivet, me
chuchota dans le nez: «Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
cochon de Morin?»
Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de
chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire mourir,
moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma bouche
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